10 avril 2001
Buenos Aires, Argentine.

32

Les limousines formaient un arc qui s’étirait tout le long de l’allée circulaire de l’ambassade de Grande-Bretagne à Buenos Aires. Des femmes en robe du soir et des hommes en smoking sortaient des longues voitures et entraient par les hautes portes de bronze dans le vestibule, où ils étaient accueillis par l’ambassadeur, Charles Lexington, et sa femme Martha, une grande femme paisible aux cheveux blancs coupés à la Jeanne d’Arc.

L’événement mondain de l’année était la célébration du couronnement du prince Charles à qui sa mère, la reine Elizabeth, avait enfin laissé le trône.

L’élite de la société argentine avait été invitée et il ne manquait personne. Le Président, les principaux députés, le maire de la ville, les financiers et les industriels côtoyaient les célébrités les plus adulées de la nation. Les invités, en entrant dans la salle de bal où jouaient des musiciens en costumes du dix-huitième siècle, étaient enchantés du somptueux buffet préparé par les meilleurs chefs anglais engagés pour cette occasion.

Quand Karl Wolf et sa suite habituelle de sœurs firent leur entrée dans la vaste pièce, ils attirèrent inévitablement les regards de toute l’assemblée. Leurs gardes du corps personnels restèrent près d’eux. Conformément à la tradition familiale, les femmes, superbes, portaient des robes semblables, mais de couleurs différentes. Après avoir été saluées par l’ambassadeur britannique, elles passèrent dans la salle de bal, radieuses et enviées par la plupart des femmes présentes.

Karl était accompagné de Geli, Maria et Lucie, qui avaient amené leurs maris, et d’Elsie, qui venait de rentrer des États-Unis. Tandis que ses sœurs et leurs époux commençaient à danser sur un meddley de mélodies de Cole Porter, Karl mena Elsie au buffet, s’arrêtant en chemin pour accepter une coupe de Champagne d’un valet en livrée. Ils choisirent un assortiment de plats exotiques et allèrent s’installer dans la bibliothèque où ils trouvèrent une table vide et deux chaises à côté d’une série de rayonnages chargés de livres du sol au plafond.

Elsie allait déguster une bouchée de fromage délicat quand sa main droite s’arrêta à mi-chemin et ses yeux prirent une expression d’incrédulité. Karl vit son air stupéfait, mais ne tourna pas la tête, attendant tranquillement une explication, qui arriva avec un homme grand, au visage ferme, accompagné d’une jeune femme ravissante aux cheveux couleur de flammes lui tombant jusqu’à la taille. L’homme portait un smoking sur un gilet de brocart bordeaux barré d’une chaîne de montre en or. La femme avait revêtu une veste de velours de soie noire sur une longue robe noire étroite fendue sur les côtés. Un collier de perles de cristal ornait son cou mince.

Ils s’approchèrent des Wolf et s’arrêtèrent.

— Quelle joie de vous revoir, Elsie, dit Pitt d’un ton cordial. Avant qu’elle ait pu répondre, il se tourna vers Wolf.

— Vous devez être l’infâme Karl Wolf dont j’ai tant entendu parler. (Il se tut pour se tourner vers Pat.) Puis-je vous présenter le Dr Patricia O’Connell ?

Wolf regarda Pitt comme un lapidaire doit étudier un diamant avant de lever son maillet pour frapper les bords et en sortir une pierre. Bien qu’il ne parût pas reconnaître Pitt, Pat sentit un frisson glacé la parcourir. Le milliardaire était extrêmement bel homme, mais avec un regard froid et menaçant. Il dégageait un air de dureté qui en disait long sur la sauvagerie qu’il devait renfermer. S’il savait qui elle était, il n’en montra rien en entendant son nom et ne fit preuve d’aucune politesse particulière en se levant.

— Bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés, poursuivit Pitt d’un ton amical, j’ai l’impression de vous connaître.

— J’ignore tout à fait qui vous êtes, dit Wolf dans un anglais parfait, avec juste une trace d’accent allemand.

— Je m’appelle Dirk Pitt.

Il y eut un bref instant d’incompréhension dans le regard de Wolf puis son visage exprima une grande animosité.

— Vous êtes Dirk Pitt ? demanda-t-il froidement.

— En personne. (Il sourit à Elsie.) Vous paraissez surprise de me voir. Vous avez quitté Washington si vite que nous n’avons pas eu l’occasion de bavarder à nouveau.

— D’où sortez-vous ? cracha-t-elle.

— De l’Ulrich Wolf, répondit poliment Pitt. Après avoir visité le navire, Pat et moi nous trouvions à Buenos Aires. Alors nous avons eu envie de venir vous dire un petit bonjour.

Si ses yeux avaient été des lasers, Pitt aurait été frit et grillé sur place.

— Nous pouvons vous faire tuer !

— Vous avez essayé, mais ça n’a pas marché, répondit calmement Pitt. Je ne vous conseille pas de recommencer, en tout cas pas dans l’ambassade de Grande-Bretagne, devant tous ces gens.

— Quand vous atteindrez la rue, monsieur Pitt, vous serez dans mon pays, pas dans le vôtre. Et vous serez incapable de vous protéger.

— Ce n’est pas une bonne idée, Karl. Cela ne ferait qu’irriter les marines américains qui nous ont escortés jusqu’ici ce soir, sous la protection de John Horn, l’ambassadeur britannique.

Menaçant, l’un des gardes de Karl Wolf s’avança vers Pitt, mais Giordino s’approcha et se plaça devant le garde pour bloquer ses mouvements. Le garde, qui pesait au moins 25 kilos de plus que lui et mesurait au moins 25 centimètres de plus, le regarda avec mépris.

— Tu te crois si fort que ça, petit bonhomme ? Giordino lui adressa un sourire condescendant.

— Est-ce que ça t’impressionnerait de savoir que j’ai exterminé une demi-douzaine de tes sales copains ?

— Il ne plaisante pas, dit Pitt.

La réaction du garde fut amusante. Il hésita entre la colère et la prudence. Wolf leva une main et le renvoya d’un geste indolent.

— Je vous félicite de votre évasion de l’Ulrich Wolf. Mes gardes se sont révélés très incompétents.

— Pas du tout, répondit amicalement Pitt. Ils ont été excellents. Et nous avons eu de la chance.

— D’après le rapport que j’ai reçu, la chance n’a pas eu grand-chose à voir.

C’était, de la part de Wolf, un véritable compliment, il se leva lentement et toisa Pitt. Il mesurait cinq centimètres de plus que lui et aurait voulu écraser cette épine dans le flanc des Destiny Enterprises. Ses yeux gris-bleu brillèrent, mais Pitt en soutint l’éclat, il était plus intéressé par l’étude de son ennemi que par ce jeu enfantin du premier qui baisse le regard.

— Vous faites une regrettable erreur en vous opposant à moi, monsieur Pitt. Vous avez sûrement compris que j’ai l’intention d’utiliser tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre le monde aussi pur et aussi sain qu’il l’était il y a neuf mille ans ?

— Vous avez une étrange façon de le faire !

— Pourquoi êtes-vous venu ici ce soir ? Pitt ne recula pas.

— J’ai dû souffrir nombre d’inconvénients à cause de votre famille et j’avais envie de rencontrer l’homme qui joue à être le maître de l’univers.

— Et maintenant que vous l’avez rencontré ?

— Il me semble que vous avez parié tout ce que vous avez sur un phénomène qui ne se produira peut-être pas. Comment pouvez-vous être aussi sûr que la comète jumelle de celle qui a fait disparaître les Amènes reviendra le mois prochain frapper la terre ? Comment savez-vous qu’elle ne la manquera pas, comme la dernière fois ?

Wolf regarda Pitt avec curiosité puis sourit perfidement, il était évident qu’un homme aussi riche et puissant que lui n’avait pas l’habitude de parler à quelqu’un qui ne le craignait pas et qui ne rampait pas devant sa divine présence.

— Le cataclysme à venir est un fait établi. Le monde tel que le connaissent toutes les créatures vivantes n’existera plus. À l’exception de ma famille, tous les gens ici présents, y compris vous-même, périront. (Il se pencha avec un sourire mauvais.) Mais je crains, monsieur Pitt, que tout cela n’arrive plus vite que vous ne le pensiez. Nous avons avancé les pendules, comprenez-vous ? La fin du monde commencera… exactement dans quatre jours et dix heures.

Pitt essaya de cacher le choc. Moins de cinq jours ! Comment était-ce possible ?

Pat ne chercha pas à dissimuler sa consternation.

— Comment pouvez-vous faire ça ? Pourquoi avoir pris tant de peine pour garder le secret ? demanda-t-elle avec passion. Pourquoi n’avoir pas prévenu tous ceux qui vivent sur cette planète afin qu’ils se préparent à ce qui pourrait arriver ? Vous et vos précieuses sœurs n’avez donc aucune conscience ? Aucune compassion ? La mort de millions d’enfants ne vous tourmente-t-elle pas, comme toute personne saine ? Vous êtes aussi cruel que vos ancêtres qui ont massacré des millions…

Elsie se leva d’un bond.

— Comment osez-vous insulter mon frère ? siffla-t-elle. Pitt passa un bras autour de la taille de Pat.

— Ne gâchez pas votre souffle sur ces personnages fangeux, dit-il, le visage blanc de colère.

La conversation devenait trop tendue. Mais il ne put résister à l’envie de faire une dernière remarque. Regardant Elsie, il dit calmement, avec un sourire glacé :

— Vous savez, Elsie, je suis sûr que vous faire l’amour, à vous ou à vos sœurs, doit ressembler à faire l’amour à un réfrigérateur !

Elsie recula pour le gifler, mais Pat s’avança et lui saisit le bras. Elsie se dégagea d’un geste, choquée de ce que quelqu’un n’appartenant pas à sa famille ait osé la traiter avec brusquerie. Pendant un instant, Pitt et Wolf pensèrent que les deux femmes allaient se crêper le chignon, mais Pat sourit effrontément et se tourna vers Pitt et Giordino.

— Je m’ennuie. L’un d’entre vous ne va-t-il pas me faire danser ?

Pitt pensa qu’il était plus prudent d’en rester là et d’essayer de tirer aux Wolf quelques renseignements pendant qu’il avait leur attention. Il fit un petit salut à Giordino.

— À toi l’honneur.

— Avec plaisir.

Giordino prit la main de Pat et la conduisit sur la piste où l’orchestre jouait Night and Day.

— Très malin de votre part d’accélérer les choses, dit Pitt à Karl Wolf. Comment avez-vous fait ?

— Ah ! Monsieur Pitt ! répondit Wolf, j’ai droit, moi aussi, à mes petits secrets. Pitt essaya une autre piste.

— Mes compliments pour vos navires. Ce sont des chefs-d’œuvre d’architecture et d’ingénierie marine. Seul le Freedom, la ville flottante construite par Norman Nixon, des Engineering Solutions, peut se comparer à leur taille magnifique.

— C’est vrai. (Wolf était intrigué, malgré tout.) J’admets volontiers que bien des qualités dont fait preuve l’Ulrich Wolf viennent de ses plans.

— Pensez-vous vraiment que ces immenses vaisseaux flotteront en mer après le grand raz de marée ?

— Mes ingénieurs m’ont assuré que leurs calculs sont très précis.

— Et qu’arrivera-t-il s’ils se trompent ?

L’expression de Wolf montra qu’il n’avait jamais envisagé cette éventualité.

— Le cataclysme se produira exactement quand je l’ai prévu et nos navires y survivront.

— Je ne suis pas sûr que je souhaite être là après que la terre aura été dévastée et que la plupart des humains et des animaux auront disparu.

— C’est la différence entre vous et moi, monsieur Pitt. Vous voyez les choses comme une fin. Moi, je les vois comme un formidable recommencement. Maintenant, bonne nuit. Nous avons beaucoup à faire.

Il prit sa sœur par le bras et s’éloigna.

Pitt voulait désespérément croire que Wolf n’était qu’un simple fou, mais la passion de l’homme et de toute sa famille était beaucoup plus que du fanatisme. Il resta là, mal à l’aise. Aucun homme aussi intelligent que celui-là n’aurait construit un empire de plusieurs milliards de dollars pour les lancer dans un projet insensé. Il devait y avoir une certaine rationalité là-dessous. Quelque chose de trop horrible pour qu’on puisse l’envisager. Selon le timing des Wolf, Pitt n’avait maintenant que quatre jours pour trouver la réponse. Et pourquoi Wolf s’était-il ouvert à propos de la date limite ? On aurait pu croire qu’il se moquait que Pitt la connaisse. Pensait-il simplement que ça n’avait plus d’importance, que personne ne pouvait plus rien y faire ? Ou y avait-il une autre raison dans cet esprit tortueux ?

Pitt tourna les épaules et s’éloigna. Il s’approcha du bar et commanda un anejo, fait de tequila cent pour cent agave bleue sur des glaçons. L’ambassadeur Horn vint se tenir près de lui. Horn, un petit homme aux cheveux clairs, avait l’allure d’un aigle planant au-dessus d’une forêt, plus intéressé par sa souveraineté que par la recherche d’un repas.

— Comment vous êtes-vous entendu avec Karl Wolf ? demanda-t-il.

— Pas très bien. Il a l’air décidé à jouer à Dieu et moi, je n’ai jamais appris à m’agenouiller.

— C’est un homme étrange. Je ne connais personne qui se soit approché plus près de lui que vous. Rien n’indiquait qu’il croie à cette histoire fantastique de fin du monde. J’en ai parlé à mes collègues, ici et à Washington. Ils disent que rien ne prouve qu’un tel événement doive se produire, en tout cas pour l’instant.

— Vous en savez beaucoup sur lui ?

— Non, pas grand-chose. Sauf ce que j’ai lu dans les rapports des agences de renseignements. Son grand-père était un nazi important, qui s’est évadé d’Allemagne à la fin de la guerre. Il est venu ici avec sa famille et un groupe d’autres nazis, ainsi que leurs meilleurs savants et ingénieurs. Peu après leur arrivée en Argentine, ils ont fondé un immense conglomérat financier en moins de deux ans, achetant et faisant tourner les plus grandes fermes, ranches, banques et sociétés commerciales du pays. Quand la base de leur puissance fut établie, ils se sont tournés vers l’étranger et tout ce qu’ils pouvaient accaparer, des produits chimiques à l’électronique. On ne peut que deviner d’où venaient les capitaux d’origine. Les rumeurs prétendent qu’il s’agissait de l’or du Trésor allemand et de biens volés aux juifs morts dans les camps. Quelle qu’en soit la source, il a dû s’agir d’une somme colossale pour qu’ils aient pu accomplir tant de choses en si peu de temps.

— Que pouvez-vous me dire de sa famille ?

Horn prit le temps de demander un martini à un serveur.

— Je n’en sais que ce qu’on raconte. Mes amis argentins en parlent à voix basse quand leur nom est prononcé. On raconte que le Dr Josef Mengele, l’Ange de la Mort d’Auschwitz, a eu affaire aux Wolf jusqu’à ce qu’il se noie, il y a quelques années. Ce qu’on raconte, je dois l’admettre, sort de l’ordinaire. On dit que Mengele, continuant ses expériences génétiques, a travaillé avec les premières générations des Wolf pour créer des enfants pourvus d’une grande intelligence et d’exceptionnels dons athlétiques. Ces enfants ont donné naissance à une génération encore plus affinée, ce que vous voyez dans cette extraordinaire ressemblance entre les enfants de la troisième génération des Wolf, comme Karl et ses sœurs qui, je dois le dire, ont tous la même apparence que leurs frères ou leurs cousins. Une rumeur étrange prétend qu’on a fait sortir secrètement de Berlin le sperme d’Adolf Hitler, aux dernières heures de la guerre, et que Mengele s’en est servi sur les femmes de la famille.

— Et vous croyez tout cela ? demanda Pitt.

— Je ne veux pas y croire, dit Horn en buvant son martini. Les services de renseignements britanniques sont muets à ce sujet. Mais mon propre officier de renseignements, le major Steve Miller, a comparé, en utilisant un scanner, des photos d’Hitler et des photos des Wolf. Aussi écœurant que cela puisse paraître, en dehors des cheveux et de la couleur des yeux, il y a bien une ressemblance dans la structure du visage.

Pitt se raidit et tendit la main.

— Monsieur l’ambassadeur, je vous suis infiniment reconnaissant de votre invitation et de votre protection. C’était un projet assez fou de venir à Buenos Aires et vous vous êtes montré très généreux de votre temps pour m’aider à rencontrer Karl Wolf.

Horn saisit la main de Pitt.

— Vous avez de la chance que les Wolf aient accepté de paraître. Mais je dois vous dire que ce fut pour moi un réel plaisir de rencontrer quelqu’un capable de dire à cet arrogant personnage d’aller se faire voir. Je suis diplomate et je ne peux donc pas m’offrir le luxe de le lui dire moi-même.

— Il prétend que la date fatale a été avancée, qu’il ne reste plus que quatre jours avant Armaggedon. Je suppose que la famille ne va pas tarder à s’embarquer sur ses super navires.

— Vraiment ? C’est bizarre, dit Horn. Je tiens de source bien informée que Karl a l’intention de faire une tournée d’inspection dans ses mines de l’Antarctique après-demain.

Pitt fronça les sourcils.

— Cela ne lui laisse guère de marge !

— Ce projet a toujours été un peu mystérieux. D’après ce que je sais, la CIA n’a jamais pu infiltrer un agent. Pitt sourit à Horn.

— Vous êtes certainement très informé des questions de renseignements, monsieur l’ambassadeur !

— Ça paie toujours d’avoir le nez où il faut, dit Horn en haussant les épaules.

Pitt fit tourner la tequila dans son verre et contempla pensivement le liquide et les cubes de glace. Qu’y avait-il de si important en Antarctique que Wolf doive y faire une visite rapide ? se demanda-t-il. Il lui semblait que le nouveau chef du Quatrième Empire aurait dû voler vers sa flotte de navires pour préparer le grand événement au lieu d’aller sur le continent polaire. Il lui faudrait deux jours pour y aller et en revenir. Cela n’avait pas de sens !

33

Le lendemain, vingt-sept des deux cents membres de la dynastie Wolf, directeurs des Destiny Enterprises et grands architectes du Quatrième Empire, se rassemblèrent dans les bureaux de la société. Ils s’installèrent dans une spacieuse salle de réunions, aux murs recouverts de panneaux de teck, autour d’une table de conférence de douze mètres de long joliment sculptée et également en teck. Un grand portrait à l’huile d’Ulrich Wolf trônait au-dessus de la cheminée, au fond de la pièce. Le patriarche de la famille y posait, raide comme un parapluie dans son uniforme de SS, la mâchoire en avant, le regard sombre perdu sur un horizon lointain au-delà du tableau.

Les douze femmes et quinze hommes attendaient patiemment en buvant du porto cinquante ans d’âge dans des verres en cristal. À 10 heures précises, Karl Wolf entra et s’assit à sa place de directeur à une extrémité de la table. Il prit son temps pour regarder, les uns après les autres, les visages de ses frères, sœurs et cousins, impatients. Son père, Max Wolf, avait pris place à sa gauche, Bruno Wolf à sa droite. Karl souriait légèrement et il paraissait de bonne humeur.

— Avant que nous commencions cette dernière réunion dans les bureaux des Destiny Enterprises et notre ville bien-aimée de Buenos Aires, j’aimerais exprimer mon admiration pour la façon dont vous et ceux que vous aimez avez accompli une si grande tâche en si peu de temps. Chaque membre de la famille a travaillé bien au-delà de ce qu’on attendait de lui et nous devrions être tout aussi fiers de ce qu’aucun de nous ne nous ait déçus.

— Bravo ! Bravo ! s’exclama Bruno, dont les paroles furent reprises tout autour de la table, accompagnées d’applaudissement.

— Sans la direction de mon fils, annonça Max Wolf, la grande croisade conçue par mes grands-parents n’aurait jamais pu être réalisée. Je suis fier de votre éminente contribution au nouvel ordre du monde nouveau et rempli d’allégresse parce que notre famille, avec le sang du Fûhrer coulant dans ses veines, est maintenant à la veille de faire du Quatrième Reich une réalité.

De nouveaux applaudissements éclatèrent. Pour un étranger, toutes les personnes présentes, à l’exception de Max Wolf, avaient l’air d’avoir été clonées. Mêmes traits, même morphologie, mêmes yeux, mêmes cheveux – on se serait cru dans la galerie des glaces.

Karl s’adressa à Bruno.

— Ceux qui ne sont pas présents aujourd’hui sont-ils à bord de l’Ulrich Wolf ?

— En effet, répondit Bruno. Tous les membres de la famille sont confortablement installés dans leurs résidences.

— Et les provisions et les équipements ?

Wilhelm Wolf leva une main pour répondre.

— Les stocks de nourriture ont été chargés et rangés à bord des quatre navires. Tout le personnel est à bord sans oublier personne. Tous les équipements, tous les systèmes électroniques ont été testés et retestés. Tous fonctionnent parfaitement. Rien n’a été laissé au hasard ni omis. Toutes les éventualités ont été envisagées et des alternatives préparées. Les navires sont absolument prêts pour résister à la charge des plus grands raz de marée prévus par nos ordinateurs. Il ne nous reste plus qu’à nous envoler jusqu’à l’Ulrich Wolf et à attendre la résurrection.

Karl sourit.

— Vous devrez y aller sans moi. Il est essentiel que je surveille les dernières préparations de notre opération minière de la baie d’Okuma.

— Ne sois pas en retard, dit Elsie en souriant. Nous pourrons devoir lever l’ancre sans toi.

— N’aie pas peur, ma chère sœur, je n’ai aucune intention de rater le bateau.

Rosa leva une main.

— Est-ce que la scientifique américaine a déchiffré les inscriptions amènes avant de s’échapper ?

Karl fit non de la tête.

— Malheureusement, elle a emporté les informations qu’elle a éventuellement découvertes.

— Nos agents ne peuvent-ils les reprendre ? demanda Bruno.

— Je crains que non. Elle est trop bien protégée à l’ambassade américaine. Le temps que nous préparions un plan et que nous montions une opération pour la reprendre, il sera trop tard. Nous aurons atteint l’heure limite.

Albert Wolf, le paléo-écologiste, expert en environnements anciens et leurs effets sur les plantes primitives et la vie animale, demanda la parole.

— Il aurait été tout à fait bénéfique d’avoir étudié le récit fait par ceux qui ont survécu au dernier cataclysme, mais je suis sûr que les projections de nos ordinateurs nous ont donné une image assez exacte de ce qui nous attend.

— Quand les navires seront en haute mer, dit Elsie, notre priorité sera de vérifier qu’ils sont bien étanches à toute contamination des cendres, aux gaz volcaniques et à la fumée.

— Tu peux te rassurer sur ce point, chère cousine, dit Berndt Wolf, le spécialiste en ingénierie. L’intérieur du navire deviendra hermétique en quelques secondes. Puis un équipement filtrant, spécialement conçu, prendra le relais. Tous les systèmes ont été vérifiés et se sont révélés efficaces à cent pour cent. Une atmosphère pure et respirable pour une longue période est une réalité confirmée.

— Avons-nous décidé sur quelle partie du monde nous accosterons quand il sera possible de le faire ? demanda Maria Wolf.

— Nous continuons à accumuler des données et à calculer des projections, répondit Albert. Nous devons déterminer exactement comment le cataclysme et les tsunamis vont altérer les côtes du monde. Il nous suffira d’analyser la situation quand les dégâts se seront produits.

Karl regarda sa famille, autour de la table.

— Beaucoup de choses vont dépendre de la façon dont les masses continentales vont changer. L’Europe peut être inondée jusqu’à l’Oural. L’eau peut envahir le désert du Sahara, la glace recouvrir le Canada et les États-Unis. Notre priorité est de survivre aux dégâts et d’attendre patiemment avant de décider où établir un quartier général pour notre nouvel ordre mondial.

— Nous envisageons plusieurs sites, dit Wilhelm. Les premières considérations sont un port, comme San Francisco, où nous pourrions amarrer les navires, de préférence pas trop loin d’une terre où l’on pourra faire pousser des céréales et des arbres fruitiers, et une zone assez centralisée pour faciliter le transport et répandre notre autorité dans le nouveau monde. Beaucoup de choses dépendront de l’intensité du cataclysme.

— Savons-nous combien de temps nous devrons rester à bord des navires avant de nous aventurer à terre ? demanda Gerda Wolf qui était, pour sa part, experte en éducation et avait été choisie pour diriger la scolarité à bord.

Albert la regarda en souriant.

— Sûrement pas plus longtemps qu’il ne sera nécessaire, ma chère sœur. Des années passeront, mais nous ne pouvons prévoir exactement combien avant que nous puissions commencer notre conquête de la terre.

— Et les gens qui survivront sur les hautes terres ? s’enquit Maria. Comment les traiterons-nous ?

— Il n’y en aura pas beaucoup, répondit Bruno. Ceux que nous trouverons et rassemblerons seront placés dans des zones sûres pour qu’ils s’en tirent du mieux qu’ils le pourront.

— Ne les aiderons-nous pas ? Bruno secoua la tête.

— Nous ne pourrons amoindrir nos réserves de nourriture avant que notre peuple puisse vivre de la terre.

— Avec le temps, à part nous, les gens du Quatrième Reich, dit Max Wolf, le reste de l’humanité va disparaître. Ne survivront que les plus forts. C’est l’évolution qui veut ça. Le Fuhrer a ordonné qu’une race pure domine un jour le monde. Nous sommes cette race pure.

— Soyons honnêtes, mon oncle, dit Félix Wolf. Nous ne sommes pas des nazis fanatiques. Le parti nazi est mort avec nos grands-parents. Notre génération ne rend hommage à Adolf Hitler que pour sa prévoyance. Nous n’adorons plus la croix gammée ni ne crions Heil devant son image. Nous sommes notre propre race, créée pour débarrasser le monde actuel du crime, de la corruption et des maladies en établissant une humanité de meilleure qualité, celle qui constituera une nouvelle société, délivrée des péchés de l’ancienne. Par nos gènes, une nouvelle race va naître, pure et débarrassée des maux du passé.

— Bien dit !

Otto Wolf prit la parole après avoir écouté en silence.

— Félix a très bien résumé nos buts et nos responsabilités. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à mener notre grande quête jusqu’au triomphe.

Il y eut un moment de silence. Puis Karl Wolf croisa les mains et parla lentement.

— Il sera très intéressant de voir les conditions qui régneront autour de nous dans un an. Ce sera sûrement un monde inconcevable pour ceux qui seront partis.

34

Un petit camion fermé, peint en blanc, sans logo ni publicité, passa le terminal de l’aéroport Jorge Newbery, situé dans le district fédéral de Buenos Aires. Il s’arrêta à l’ombre d’un hangar d’entretien. L’aéroport servait normalement aux lignes intérieures argentines, y compris celles qui étaient en liaison avec le Paraguay, le Chili et l’Uruguay. Personne ne parut faire attention à un avion à réaction turquoise portant fièrement le logo « NUMA » sur son fuselage, qui atterrit et roula jusqu’au hangar où attendait le camion.

Trois hommes et une femme franchirent la passerelle et se retrouvèrent sur le bitume chauffé par le soleil de midi. Au moment où ils allaient atteindre la porte du hangar, ils tournèrent le coin et s’approchèrent du camion. Ils en étaient à 10 mètres quand la porte arrière s’ouvrit et quatre Marines en treillis sautèrent et se postèrent aux quatre coins du véhicule. Le sergent commandant le détachement aida alors la députée Smith, l’amiral Sandecker, Hiram Yaeger et un troisième homme à entrer dans le camion, dont il referma les portes.

L’intérieur du véhicule était un bureau confortablement meublé en même temps qu’un poste de commandement. C’était un des cinquante exemplaires construits spécialement pour les ambassades américaines, qui servaient à protéger et à aider les personnels d’ambassade à s’échapper en cas d’attaque, telle la prise d’otages en Iran, en 1979.

Pitt s’avança et embrassa Loren, qui était montée la première.

— Merveilleuse créature ! Je ne t’attendais pas.

Pat O’Connell sentit un pincement de jalousie en voyant les bras de Pitt autour de Loren, La députée du Colorado était beaucoup plus attirante qu’elle ne l’avait imaginé.

— L’amiral m’a demandé de venir et, comme il n’y avait aucun vote important, me voilà, même si ce n’est que pour quelques heures.

— Dommage, dit-il sincèrement. On aurait pu voir Buenos Aires.

— J’aurais bien aimé, dit-elle de sa voix sensuelle. Al ! Je suis contente de te voir ! ajouta-t-elle en apercevant celui-ci. Il posa sur sa joue un baiser sonore.

— Je suis toujours ravi de voir mon gouvernement à l’ouvrage.

Sandecker entra, suivi de Yaeger et de l’étranger. Il se contenta d’un signe de tête à Pitt et à Giordino et alla droit à Pat O’Connell.

— Vous n’imaginez pas à quel point je suis heureux de vous serrer la main de nouveau, docteur.

— Et vous n’imaginez pas combien je suis heureuse d’être ici, répondit-elle en l’embrassant sur le front, ce qui embarrassa beaucoup l’amiral. Ma fille et moi vous devons beaucoup pour avoir envoyé Dirk et Al à notre secours.

— Je n’ai pas eu besoin de les envoyer, dit-il prudemment. Ils y seraient allés d’eux-mêmes.

Yaeger accueillit ses vieux amis et Pat, que l’on présenta pour la première fois à Loren. Puis Sandecker présenta le Dr Timothy Friend.

— Tim est un vieux copain d’école. Il m’a aidé à comprendre l’algèbre, au lycée. Pendant que je suivais les cours de l’Académie navale, il suivait ceux de l’École des mines du Colorado, où il a eu un diplôme de géophysique. Ne s’arrêtant pas là, il a obtenu une licence d’astronomie à Stanford et est devenu un des astronomes les plus respectés et le directeur du laboratoire stratégique de simulation et de calcul informatisé du gouvernement. Tim est un génie des techniques innovatrices de visualisation.

La tête chauve de Friend était entourée d’une couronne de cheveux gris, comme un banc de poissons argentés autour d’un dôme de corail. Petit, il devait pencher la tête en arrière pour regarder les deux femmes, beaucoup plus grandes que lui. Giordino, qui ne mesurait que 1,64 mètre, était le seul qu’il pût regarder dans les yeux. Homme tranquille parmi ses amis, il devenait ouvert et plein d’allant devant ses étudiants, les directeurs de corporations ou les hauts fonctionnaires du gouvernement. Il était facile de comprendre qu’il était dans son élément.

— Voulez-vous vous asseoir ? demanda Pitt en montrant les confortables chaises de cuir et les sofas disposés en carré au centre de la zone de chargement du camion.

Quand ils furent assis, un serveur de l’ambassade apporta du café et des sandwichs préparés dans une kitchenette, derrière la cabine.

— Loren a demandé à venir, dit Sandecker sans préambule. Avec ses collaborateurs au Congrès, elle a enquêté sur les Destiny Enterprises et a recueilli d’étranges renseignements.

— Ce que j’ai trouvé, ces deux derniers jours, est très inquiétant, commença Loren. Très tranquillement, dans le plus grand secret, la famille Wolf et les Destiny Enterprises ont vendu toutes leurs affaires, leur moindre part dans les corporations nationales et internationales, le moindre holding financier, toutes les obligations, valeurs, titres de propriété, y compris tous les meubles de leurs maisons. Tous leurs comptes bancaires ont été vidés. Tout ce qu’ils possédaient, grand ou petit, a été liquidé. Des milliards de dollars ont été convertis en lingots d’or, que l’on a transportés en un lieu secret…

— … où ils sont maintenant entassés dans les cales à marchandises de leur flotte, acheva Pitt.

— C’est comme si les deux cents membres de la famille n’avaient jamais existé.

— Ces gens ne sont pas stupides, dit Pitt d’un ton convaincu. Je trouve inconcevable qu’ils soient capables de jugements irrationnels. Alors, y a-t-il une comète qui arrive, oui ou non ?

— C’est justement pour cela que j’ai demandé à Tim de venir, expliqua Sandecker.

Friend posa plusieurs petites piles de papiers sur une table entre les chaises et les sofas. Il prit la première et la feuilleta pour consulter ses notes.

— Avant que je réponde à cette question, permettez-moi de remonter un peu dans le temps, pour vous permettre de comprendre ce à quoi se préparaient les Wolf. Je crois qu’il vaut mieux commencer avec la chute de la comète, environ sept mille ans avant Jésus-Christ. Heureusement, il ne s’agit pas d’un événement qui arrive de façon régulière. Bien que la terre soit frappée quotidiennement, c’est par de petits fragments d’astéroïdes pas plus gros que le poing et qui brûlent en pénétrant dans l’atmosphère. Chaque siècle, un morceau de 50 mètres de diamètre environ frappe la Terre, comme celui qui a creusé le cratère de Winslow, en Arizona, ou celui qui a explosé avant de tomber en Sibérie, en 1908, et qui a couvert 2 000 km². Une fois tous les millions d’années, un astéroïde de 800 mètres de diamètre tombe avec une force égale à toutes les bombes nucléaires du monde lâchées en même temps. Plus de deux mille de ces gros missiles célestes traversent notre orbite très régulièrement.

— Voilà qui n’est guère encourageant, remarqua Pat.

— Que cela ne vous empêche pas de dormir, dit Friend en souriant. Vos risques de mourir à cause d’un astéroïde sont de vingt mille contre une au cours de votre vie. Nous ne pouvons cependant pas écarter la possibilité logique que votre chance disparaisse n’importe quand.

Pitt servit de nouveaux cafés.

— Je suppose que vous parlez d’un bang particulièrement extraordinaire ?

— En effet, dit Friend en hochant vigoureusement la tête. Une fois tous les cents millions d’années, un astéroïde géant ou une comète heurte la terre, comme celui qui est tombé dans la mer, au large du Yucatân il y a soixante-cinq millions d’années et qui a causé la disparition des dinosaures. L’impact est venu d’un objet de 9,5 kilomètres de diamètre, qui a creusé un cratère de 195 kilomètres de diamètre.

Friend fit une pause pour regarder ses papiers avant de poursuivre.

— Celui-là était plus petit que celui qui a frappé il y a neuf mille ans. Notre calcul par ordinateur indique qu’il mesurait 16 kilomètres de diamètre et plongea dans la baie d’Hudson, au Canada. La réaction en chaîne qui en a résulté a détruit presque 99% de toute vie animale et végétale sur la planète, c’est-à-dire 20% de plus que l’astéroïde qui a causé l’extinction des dinosaures, soixante millions d’années plus tôt.

Loren regardait Friend avec fascination.

— Une réaction en chaîne comprenant quel type de désastre ?

— Prenez un objet de 16 kilomètres de diamètre, pesant plusieurs milliards de tonnes et laissez-le tomber dans le vide comme une balle, à la vitesse de 200 000 kilomètres/heure et vous obtiendrez une explosion gigantesque que vous ne pouvez même pas imaginer. La terre a dû sonner comme une cloche quand le choc a été transmis dans ses moindres recoins. En utilisant un logiciel de trajectographie et les techniques de visualisation, qui sont trop compliquées et que je mettrais deux heures à vous expliquer, nous avons déterminé que la comète a heurté sous un angle obtus, frappant la partie sud-est de la baie d’Hudson et creusant un cratère de 368 kilomètres de diamètre, soit dix fois la taille de l’île d’Hawaii. Toute la masse d’eau de la baie est partie en vapeur quand la masse de la comète, qui se désintégrait déjà, a creusé dans la terre un sillon de 3 kilomètres de profondeur. Des astronautes ont pris des photos qui montrent une sphère parfaite là où la côte encercle les restes du cratère.

— Comment savez-vous que c’était une comète et non un astéroïde ou un météore ? demanda Yaeger.

— Un astéroïde est un petit corps ou une planète mineure qui se promène dans le système solaire et tourne autour du soleil. Certains sont riches en carbone, d’autres contiennent des minéraux riches en fer, en silicone et autres minéraux. Les météores sont, pour la plupart, de petits fragments d’astéroïdes qui se sont heurtés les uns les autres et cassés. Le plus gros qu’on ait trouvé pesait soixante-dix tonnes. Une comète est tout à fait différente. On dit souvent que c’est une boule de neige sale, faite de gaz et de particules de poussières. Elles se déplacent souvent sur de très longues orbites ovales, sur la partie la plus extrême du système solaire et souvent même au-delà. À cause de l’interaction gravitationnelle du soleil et des planètes, certaines dévient et orbitent autour du soleil. Quand elles s’en approchent, la surface glacée se vaporise et forme une longue queue conique spectaculaire. On pense généralement qu’elles sont ce qui reste de la formation des planètes. En les perçant et en analysant la composition des débris microscopiques trouvés dans et autour du cratère de la baie d’Hudson, les géophysiciens ont découvert de minuscules particules de la comète qui s’est écrasée sur la terre, il y a neuf mille ans. Les essais n’ont montré aucune trace des minéraux habituels et des métaux généralement associés aux astéroïdes.

— Alors, il y a bien eu un impact, dit Sandecker. Qu’est-il arrivé ensuite ?

— Un cône renversé démesuré de pierre chauffée à blanc, de vapeur, de poussière et de débris a été projeté au-dessus de l’atmosphère pour revenir plonger dans une pluie brûlante sur la terre, enflammant toutes les forêts du globe. D’énormes quantités de soufre, d’azote chauffé par le choc et de fluor ont été injectées dans l’atmosphère. La couche d’ozone a dû être détruite, le ciel caché, des vents d’ouragan se sont déchaînés sur les terres et les eaux. Notre simulation suggère que ce nuage de débris et de fumée a duré près de quatorze mois. Rien que cela aurait suffi à tuer toute vie sur la terre et brisé pour longtemps la chaîne alimentaire.

— Cela me paraît trop horrible pour que je puisse l’imaginer, dit Loren.

Friend eut un sourire tendu.

— Malheureusement, ce n’est que le prologue. Étant donné que la baie d’Hudson ouvrait sur l’océan Atlantique, des vagues de 11 ou 12 kilomètres se sont formées et ont inondé les terres basses. La Floride a dû être totalement inondée, comme la plupart des îles du monde. La plus grande partie de l’Europe et de l’Afrique a été submergée par des vagues qui inondèrent les sols à des centaines de kilomètres. La plupart des anciens habitants d’Australie vivant près des côtes, le continent a dû subir 99% de morts en quelques minutes. L’Asie du Sud-Est a probablement été submergée par les eaux. Une grande partie de la vie marine a été transportée loin dans les terres où elle est morte quand les grandes vagues se sont enfin retirées. L’équilibre chimique des océans a été altéré. Ce que le cataclysme n’a pas tué, la vase, la boue et les débris l’ont achevé.

Déclenchés par le choc de la comète, d’énormes tremblements de terre, bien plus importants que ce que mesure l’échelle de Richter, ont changé les formes des montagnes, des plaines et des déserts. Alors les volcans du monde, éteints ou actifs, sont entrés en éruption. De la lave en fusion, en grandes plaques de 1500 mètres d’épaisseur, s’est déversée sur les quelques plaines encore émergées. Si un astronaute avait voyagé jusqu’à Mars avant le cataclysme pour en revenir deux ans après, il n’aurait pas pu reconnaître le monde et n’aurait retrouvé vivant aucun de ses amis ou connaissances. En fait, il aurait été le seul homme au monde.

Pitt regarda l’astronome.

— Vous ne peignez pas une très belle image !

— Les suites ont été épouvantables. Quand les eaux du déluge se sont retirées, des rochers de toutes formes et de toutes tailles étaient dispersés dans le paysage où ils sont encore aujourd’hui, posant de grandes questions aux géologues qui ne savent expliquer comment ils sont arrivés là. De grands dépôts d’arbres entremêlés, des cadavres d’animaux terrestres et marins avaient été transportés loin dans les terres et s’étaient entassés en importants gisements. On les trouve encore dans les régions glaciaires du monde, prouvant qu’ils ont été amassés là par un cataclysme géant. De grandes masses d’eau ont été prises au piège et ont formé les lacs. Dans un exemple connu, la langue de terre qui séparait l’océan Atlantique de la vallée et des rivières de Méditerranée, fut balayée et permit à la mer de se former. De vieux glaciers fondirent, de nouveaux se formèrent. Des forêts tropicales se mirent à pousser dans des climats tempérés autrefois fouettés par des vents froids sous des températures polaires. Les régions de Gobi, du Sahara et du Mojave, alors plantées de forêts tropicales, devinrent sèches et arides. Les plateaux continentaux qui surplombaient autrefois la mer furent submergés. Les pôles magnétiques s’inversèrent. Les civilisations existantes furent ensevelies 150 mètres sous la surface. Il a peut-être fallu vingt ans pour que le monde retrouve sa stabilité. Les quelques humains qui réussirent à survivre durent affronter une existence très difficile, et c’est un miracle que certains aient réussi à devenir nos ancêtres.

Pat reposa sa tasse.

— Les peuples primitifs de la terre furent si décimés et fragmentés qu’ils ne laissèrent que des souvenirs et les histoires du déluge commencèrent à se répandre.

— Qui sait quelles villes, dit Pitt, quels palais avec leurs trésors archéologiques, gisent éparpillés sur le fond marin ou enterrés sous des centaines de mètres de vase et de roche ? À part les inscriptions laissées par les Amènes, nous n’avons aucun moyen d’imaginer la splendeur du lointain passé, avant que les civilisations commencent à se reconstruire.

Friend était resté silencieux pendant que chaque membre du groupe tentait d’imaginer le cauchemar. Il laissa son regard errer autour de la table dans le camion aménagé, observant avec curiosité leurs expressions d’horreur. Seuls les yeux de Pitt semblaient tranquilles. Il avait l’air de contempler quelque chose de très différent, quelque chose de très éloigné.

— Et ainsi se termina le cataclysme, dit Sandecker d’un ton maussade. Friend secoua lentement la tête.

— Je n’ai pas encore abordé le pire, dit-il sans plus sourire. Ce n’est qu’au cours des dernières années que les scientifiques ont commencé à comprendre les cataclysmes majeurs que la terre a subis dans le passé, avec ou sans l’influence d’objets venus de l’espace. Nous savons maintenant qu’une grande comète ou un astéroïde heurtant violemment la terre est capable de déplacer sa croûte. Charles Hapgood a émis la théorie que la croûte terrestre flottant littéralement sur un noyau en fusion, cette croûte ou coquille, qui n’a que de 35 à 65 kilomètres d’épaisseur, peut avoir tourné autour de l’axe du noyau, ce qui aurait énormément altéré le climat et les mouvements des continents. On appelle cela le déplacement de la croûte terrestre, et ses conséquences peuvent être catastrophiques. Au début, la théorie d’Hapgood a beaucoup amusé la communauté scientifique. Puis Albert Einstein y a réfléchi et a fini par être d’accord avec lui.

— On pourrait comparer cela au revêtement en Téflon d’un ballon de football, proposa Yaeger.

— C’est le même principe, reconnut Friend. Notre simulation informatique suggère que l’impact a exercé assez de pression pour faire bouger la croûte. Avec pour résultat le glissement vers l’équateur de certains continents, îles ou masses de terre tandis que d’autres s’en éloignèrent. Le mouvement a aussi fait glisser les pôles Nord et Sud de leurs positions d’origine vers des climats plus chauds, ce qui eut pour effet de faire affluer des milliards et des milliards de tonnes d’eau qui firent monter la surface des océans de près de 120 mètres. Pour vous donner un exemple, avant le déluge, un individu aurait pu aller à pied de Londres en France, en traversant la Manche sans se mouiller les pieds.

En fin de compte, le monde entier fut transformé. Le pôle Nord, qui se trouvait au centre du Canada, passa au nord de ce qu’on appelle maintenant l’océan Arctique. La Sibérie glissa aussi au nord en très peu de temps, comme nous le montrent les arbres fruitiers encore pourvus de feuilles et les mammouths laineux que l’on a trouvés gelés sur place, l’estomac plein d’une végétation non digérée, végétation qui ne pousse plus qu’à des milliers de kilomètres d’où on les a trouvés. Du fait que l’Amérique du Nord et la plus grande partie de l’Europe glissèrent vers le sud, ce fut la fin de la grande ère glaciaire. L’Antarctique aussi glissa vers le sud, à près de trois mille kilomètres de la région qu’elle avait autrefois occupée dans les mers du Sud, entre le sud de l’Amérique du Sud et l’Afrique.

— L’orbite terrestre en fut-elle affectée ? demanda Yaeger.

— Non, l’orbite a gardé sa trajectoire actuelle autour du soleil. L’axe de la terre n’en fut pas affecté non plus. L’équateur est resté où il était depuis le début. Les quatre saisons se succédèrent sans changement. Seule changea la face du monde.

— Cela explique beaucoup de choses, remarqua Pitt. Par exemple, comment les Amènes ont pu dessiner la carte de l’Antarctique sans masse glaciaire.

— Et aussi leur ville sous la glace, que les Allemands ont découverte, ajouta Pat. Son climat était vivable avant la dérive des continents.

— Et l’axe de rotation de la terre ? demanda Giordino. Est-ce qu’il changerait ?

Friend fit signe que non.

— L’inclinaison de la terre de 23,4 degrés resterait constante. L’équateur aussi resterait constant. Seule la croûte terrestre au-dessus du noyau fluide pourrait bouger.

— Si nous pouvions revenir un instant à la comète, dit Sandecker. Il est temps de répondre à la question de Dirk. Les Amènes et la famille Wolf ont-ils raison de prédire une collision cataclysmique avec la jumelle de la comète qui a frappé la terre ?

— Puis-je avoir une autre tasse de café ? demanda Friend.

— Certainement.

Loren prit la cafetière et le servit. Friend but quelques gorgées et posa sa tasse.

— Bon, alors, avant que je réponde à votre question, amiral, j’aimerais décrire brièvement le système d’alerte que nous avons mis au point l’an dernier en cas d’attaque de la comète ou d’un astéroïde. Un certain nombre de télescopes et d’instruments spécialement étudiés ont été installés dans diverses parties du monde, dans le seul but de découvrir les astéroïdes et les comètes dont les orbites approchent de la terre. Les astronomes qui y travaillent ont déjà découvert plus de quarante astéroïdes qui s’approchent de la terre de façon peu plaisante, à un point ou un autre de son orbite. Mais des calculs détaillés révèlent que tous la manqueront, avec une marge confortable, au cours des années à venir.

— Ont-ils entendu parler de l’approche de la seconde comète ? demanda Loren, et décidé de ne rien dire de la menace ?

— Non, répondit Friend. Bien que les astronomes aient décidé de garder secrète 48 heures la nouvelle d’une éventuelle collision jusqu’à ce que les projections informatisées aient confirmé l’imminence d’une telle collision. On ne rendrait publique la nouvelle que lorsqu’ils seraient certains du fait.

— Alors, vous dites… commença Yaeger.

— Qu’il n’y a aucune urgence.

 Pitt regarda Friend.

— Redites-nous ça ?

— L’événement survenu sept mille ans avant Jésus-Christ avait une chance sur un million de se produire. La comète qui a frappé la terre et celle qui est arrivée quelques jours plus tard et qui a manqué notre planète n’étaient pas jumelles. C’était des objets séparés, sur des orbites différentes, qui ont par hasard croisé le chemin de la terre presque en même temps. Une coïncidence incroyable, rien de plus.

— Et quand la seconde comète doit-elle repasser par ici ? demanda prudemment Pat. Friend réfléchit un moment.

— À notre avis, elle ne s’approchera pas à plus d’un million cinq cent mille kilomètres de nous, et ce dans dix mille ans.

35

Il y eut un long moment de silence abasourdi tandis que tous ceux qui entouraient le Dr Friend demeuraient perplexes. Pitt jura doucement entre ses dents. Il regarda Friend dans les yeux comme pour lire quelque chose dans le regard de l’astronome, une incertitude, peut-être, mais il n’en vit aucune.

— La comète… commença-t-il.

— Elle s’appelle Baldwin, du nom de l’astronome amateur qui l’a découverte, l’interrompit Friend.

— Vous dites que la comète de Baldwin et la seconde comète que les Amènes ont signalée n’en font qu’une ?

— Aucun doute à ce sujet, dit Friend en hochant la tête. Les calculs affirment que son orbite coïncide avec celle de la comète qui a causé le cataclysme de l’an 7 000 avant J-C.

Pitt jeta un coup d’œil à Sandecker et Pat puis revint à Friend.

— Est-il impossible que quelqu’un ait fait une erreur ? Friend haussa les épaules.

— Il peut y avoir une erreur de deux cents ans peut-être, mais pas davantage. Le seul autre gros objet entré dans l’atmosphère au cours de l’Histoire connue est celui qui a aplati 2 000 km² en Sibérie. Sauf que maintenant, les astronomes commencent à croire que, au lieu d’un impact colossal, l’objet a seulement frôlé la terre.

— Les Wolf doivent avoir les mêmes données que vous, dit Loren, stupéfaite. Ça n’a pas de sens qu’ils liquident tous les biens de la famille après avoir dépensé des milliards à construire une flotte pour survivre à une catastrophe dont ils savent qu’elle n’aura pas lieu.

— Nous sommes tous d’accord avec vous, dit Sandecker. Ça peut seulement vouloir dire que la famille Wolf n’est qu’une bande de farfelus.

— Pas seulement la famille, ajouta Giordino, mais aussi les deux cent soixante-quinze mille personnes qui travaillent pour eux et qui attendent impatiemment ce voyage vers nulle part.

— Cela ne ressemble pas au culte délirant de quelques dingues, murmura Loren.

— Très juste, reprit Pitt. Quand Al et moi avons infiltré le super navire, nous avons rencontré de vrais fanatiques décidés à survivre au déluge.

— Je suis arrivée aux mêmes conclusions, dit Pat. Les conversations que j’ai entendues concernant le cataclysme à venir étaient précises. Ces gens-là ne doutaient pas le moins du monde du désastre qui allait détruire le monde et du fait qu’on leur avait confié la mission de reconstruire une nouvelle civilisation sans les handicaps de l’ancienne.

Giordino regarda Pat.

— Comme une resucée de Noé et de son arche.

— Mais sur une bien plus grande échelle, rappela Pat.

Sandecker secoua la tête.

— Je dois admettre que toute cette histoire est un mystère pour moi.

— La famille Wolf doit avoir un motif solide, dit Pitt. (Il se tut un instant tandis que tous les regards se tournaient vers lui.) Il ne peut pas y avoir d’autre réponse. S’ils sont convaincus que le monde civilisé va être balayé et enterré pour l’éternité, ils doivent savoir quelque chose que personne d’autre ne sait sur la terre.

— Je vous assure, amiral, dit Friend, qu’aucun désastre ne se prépare dans le système solaire. Et sûrement pas dans les jours à venir. Notre réseau de surveillance ne voit aucun grand astéroïde ni aucune comète se rapprochant de l’orbite terrestre dans un futur proche, et pas non plus avant la fin du siècle prochain.

— Alors qu’est-ce qui pourrait provoquer un pareil désastre ? Y a-t-il un moyen de prédire un déplacement de la croûte terrestre ou un glissement des pôles ? demanda Yaeger.

— Pas sans l’occasion d’étudier un tel phénomène d’abord. On a vu et enregistré des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des tsunamis. Mais jamais aucun glissement de la croûte ni des pôles n’a eu lieu depuis que la science géologique est apparue en Grèce. Nous n’avons donc aucune donnée solide dont on pourrait tirer des conclusions ou simplement tenter une prédiction.

— Existe-t-il des conditions sur terre qui pourraient faire dévier la croûte ou les pôles ? demanda Pitt.

— Oui, dit lentement Friend. Il existe des forces naturelles qui pourraient troubler l’axe de la terre.

— Lesquelles ?

— Le scénario le plus probable serait un glissement des glaces sur l’un des pôles.

— Est-ce possible ?

— La terre est comme un gyroscope géant ou une toupie d’enfant tournant sur son axe en même temps qu’elle tourne chaque année autour du soleil. Et, comme une toupie, elle n’est pas parfaitement équilibrée parce que les masses de terre et les pôles ne sont pas idéalement placés pour permettre une stabilisation parfaite. Alors, la terre oscille en tournant. Donc, si les pôles de la terre s’allongent jusqu’à ce qu’il en aille autrement, ça affectera le tremblement, comme une roue mal équilibrée sur une voiture. Et ça, ça pourrait causer un déplacement de la croûte ou un glissement des pôles. Je connais des savants respectés qui croient que cela arrive à intervalles réguliers.

— À quelle fréquence ?

— Environ tous les six à huit mille ans.

— Et quand a eu lieu le dernier glissement ?

— En analysant des carottes extraites du très profond des mers, les océanographes font remonter le dernier glissement à neuf mille ans, approximativement à l’époque où votre comète a heurté la terre.

— Alors vous pourriez dire que l’époque est venue ? dit Pitt.

— En réalité, elle est dépassée, répondit Friend avec un geste d’impuissance. On ne peut l’affirmer avec certitude. Tout ce que nous savons, c’est que, quand le jour viendra, le glissement sera très soudain. Il n’y aura pas de signes précurseurs.

Mal à l’aise, Loren regarda Pitt.

— Et quelle en sera la cause ?

— La formation de glace qui s’accumule sur l’Antarctique n’est pas également distribuée. Un côté du continent en reçoit beaucoup plus que l’autre. Chaque année, plus de cinquante milliards de tonnes de glace s’ajoutent à la plate-forme de Ross, une masse de glace qui grandit sans cesse et accroît le tremblement de la terre. Dans un certain temps, quand le poids glissera, les pôles en feront autant, ce qui amènera, comme Einstein lui-même l’a prédit, des milliards et des milliards de tonnes d’eau et de glace, de plusieurs milliers de mètres d’épaisseur, à quitter les pôles et à se précipiter vers l’équateur. Le pôle Nord glissera vers le sud et le pôle Sud glissera vers le nord. Toutes les forces qui ont été déchaînées par la chute de la comète se répéteront. La principale différence, c’est qu’au lieu d’une population mondiale d’environ un million d’âmes il y a neuf mille ans, nous avons maintenant affaire à sept milliards d’individus qui y trouveront la mort. New York, Tokyo, Sydney, Los Angeles, seront complètement inondées, tandis que les villes au milieu des terres seront rasées et disparaîtront. Il ne restera pas un petit bout de bitume là où des millions de gens marchaient quelques jours plus tôt.

— Et si la plate-forme de Ross se détachait soudain du reste du continent et dérivait vers la mer… ? demanda Pitt, laissant la question en l’air.

Le visage de Friend se fit sévère.

— Nous avons déjà envisagé cette hypothèse. Une simulation montre qu’un mouvement drastique de la banquise causerait un déséquilibre assez large pour déclencher un glissement soudain de la croûte terrestre.

— Que voulez-vous dire par mouvement drastique ?

— Notre simulation a montré que, si toute la plate-forme se cassait et s’éloignait de 100 kilomètres dans la mer, le déplacement de sa masse augmenterait le tremblement de la terre suffisamment pour entraîner un glissement des pôles.

— À votre avis, combien lui faudrait-il pour dévier de 100 kilomètres ? Friend réfléchit un moment.

— Si on tient compte de la poussée des courants dans cette partie de l’Antarctique, je dirais pas plus de trente-six heures.

— Ne pourrait-on pas arrêter sa dérive ? demanda Loren.

— Je ne vois pas comment, répondit Friend. Non, je doute même que mille bombes nucléaires puissent fondre la plate-forme glaciaire suffisamment pour faire la différence. Mais attention, tout cela est théorique. Qu’est-ce qui pourrait faire dériver la banquise vers la mer ?

Pitt regarda Sandecker, qui lui rendit son regard. Les deux hommes lisaient le même cauchemar dans les pensées de l’autre. Puis Pitt regarda Loren.

— L’usine de nanotechnologie des Wolf qui extrait des minéraux dans l’eau de mer, à quelle distance est-elle de la plate-forme de Ross ? lui demanda-t-il.

Loren ouvrit de grands yeux.

— Tu ne crois tout de même pas que…

— À combien ? la pressa Pitt. Finalement, elle poussa un gros soupir.

— L’usine est installée juste au bord. Pitt retourna son attention vers Friend.

— Avez-vous une estimation de la taille de la plate-forme de Ross, docteur ?

— Elle est immense, dit Friend en étirant les bras pour souligner ses paroles. Je ne peux pas vous donner ses dimensions exactes. Tout ce que je sais, c’est que c’est la plus grande formation glaciaire du monde.

— Donnez-moi quelques minutes, dit Yaeger en ouvrant son ordinateur portable, sur lequel il tapa le mot de passe. Ils restèrent silencieux, regardant Yaeger se connecter à son propre réseau, au QG de la NUMA. En quelques minutes, il lisait les dossiers sur son écran.

— On estime sa masse à 545 000 km², ce qui fait à peu près la surface du Texas. La circonférence, sans compter la partie face à la mer, est d’environ 2 300 kilomètres. Son épaisseur va de 350 à 700 mètres. Les glaciologues la comparent à un gigantesque radeau flottant.

Yaeger leva les yeux vers son auditoire.

— Il y a, bien sûr, une montagne de renseignements complémentaires sur la banquise, mais ils ne sont pas essentiels.

— Comment un homme pourrait-il forcer 545 000 km² de glace à craquer et à dériver ? demanda Pat.

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Pitt. Mais je mettrais ma main au feu que la famille Wolf a prévu ça et y travaille depuis trois générations.

— Seigneur ! murmura Friend. C’est impensable !

— Les pièces du puzzle s’emboîtent, dit sombrement Giordino.

— Quelle que soit leur méthode, ils ont l’intention de briser la banquise et de l’éloigner du continent pour renverser la rotation de la terre et augmenter son tremblement. Et quand le déséquilibre sera à son stade critique, se produiront le glissement polaire et le déplacement de la croûte. Alors, les méga navires des Wolf, après avoir résisté aux vagues immenses qui en résulteront, seront emportés sur la mer où ils dériveront avant de naviguer sur la terre altérée, pendant plusieurs années, jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre. Quand ils auront vérifié que la terre est de nouveau vivable, ils accosteront et établiront un ordre nouveau, le Quatrième Empire, sur les cadavres de sept milliards d’individus, sans compter la destruction massive de toute vie animale et marine.

Tous ceux qui étaient assis là, dans le camion, paraissaient assommés, leurs expressions marquant l’horreur et le désespoir.

— Que Dieu nous vienne en aide, murmura Loren. Pat regarda Sandecker.

— Vous devriez en informer le Président.

— J’ai tenu le chef de son Conseil Scientifique, Joe Flynn, au courant de nos recherches, mais, jusqu’à présent, personne n’a pris la menace au sérieux.

— Ils feraient bien de reconsidérer les choses en vitesse, dit Giordino.

— Et nous, de repenser nos choix, dit Pitt, et de mettre au point un plan d’action qui se tienne. Il ne nous reste que trois jours et nous n’avons pas une minute à perdre. Pas une, si nous voulons empêcher les Wolf de déclencher l’Apocalypse.

36

Le pilote mit en approche le jet des Destiny Enterprises et se posa sur la longue piste de glace sans le moindre rebondissement. L’avion, le dernier de la flotte entièrement vendue, était un appareil fabriqué à la demande, un Dragonfire japonais à deux moteurs à réaction, sans logo ni numéro d’identification sur son fuselage, ses ailes ou sa queue. Il était peint en blanc et se perdait dans le paysage neigeux tandis qu’il roulait vers ce qui ressemblait à une haute falaise adossée à une montagne couverte de glace.

Quand l’appareil fut à moins de 200 mètres de s’écraser contre la montagne, la paroi de glace s’ouvrit comme par miracle, révélant une caverne. Le pilote réduisit lentement les gaz, stoppant le jet au milieu du hangar que des esclaves avaient creusé dans la montagne, près de soixante ans plus tôt. Les réacteurs sifflèrent brièvement avant que les turbines ralentissent leur rotation pour se taire enfin. Derrière, les portes de glace se refermèrent sur une série de roues de caoutchouc massif.

Il y avait deux autres appareils dans le hangar, tous deux versions militaires de l’A340-300 d’Airbus Industries. L’un pouvait transporter 295 passagers et 20 tonnes de fret. L’autre avait été transformé en simple avion-cargo. Tous deux étaient entre les mains d’une armée d’ouvriers spécialisés, qui vérifiaient les moteurs et remplissaient les réservoirs en vue de l’évacuation prochaine du personnel des Wolf à l’abri des gros navires attendant dans le fjord chilien.

Le grand hangar avait l’activité silencieuse d’une ruche. Des ouvriers vêtus de toute la gamme de couleurs des uniformes des Wolf se mouvaient sans bruit, conversant à voix basse en empaquetant des centaines de caisses de bois dans lesquelles reposaient les objets d’art et les richesses des Amènes, en même temps que les trésors volés pendant la Seconde Guerre mondiale et les reliques sacrées des nazis. Tout cela allait être transporté sur l’Ulrich Wolf

Cinquante hommes, vêtus de l’uniforme noir des gardes des Destiny Enterprises, se mirent au garde-à-vous lorsque Karl et sa sœur Elsie sortirent de l’appareil. Karl portait un pantalon de ski et une veste de daim doublée d’alpaga. Elsie était vêtue d’une combinaison de ski une pièce sous un manteau de fourrure.

L’homme qui dirigeait le projet de transport attendait au pied de la passerelle quand ils descendirent.

— Cousin Karl, cousine Elsie, votre venue nous honore.

— Cousin Horst, le salua Karl, j’ai cru de mon devoir de surveiller le déclencheur du jour de l’Apocalypse dans sa phase finale.

— Un jour qui est à portée de notre main, dit fièrement Eîsie.

— Comment se passe l’évacuation ?

— Le fret et les passagers doivent arriver sur l’Ulrich Wolf dix heures avant le cataclysme, le rassura Horst.

Leur frère Hugo et leur sœur Blondie s’avancèrent pour les accueillir. Ils s’embrassèrent.

— Bon retour au Walhalla, dit Blondie à Karl.

— D’autres affaires m’ont tenu éloigné trop longtemps, expliqua Karl.

Hugo, qui était le chef des gardes de la famille, fit un signe vers une petite voiture électrique, ces véhicules fonctionnant sur batteries afin de ne pas risquer une accumulation d’oxyde de carbone dans les cavernes.

— Nous vous emmenons au centre de contrôle, pour que vous voyiez vous-mêmes comment nous préparons la fin du vieux monde.

— Après que j’aurai inspecté vos gardes, dit Karl.

Suivi d’Elsie, il marcha le long d’une ligne de gardes en uniforme noir, raides comme des manches à balai, leurs P-10 accrochés à leurs hanches et leurs fusils Bushmaster M17S passés à leurs épaules. Il s’arrêta ça et là pour demander à un garde sa nationalité et son histoire militaire. En atteignant le bout de la rangée, il hocha la tête avec satisfaction.

— Voilà une compagnie d’hommes intrépides. Tu as bien travaillé, Hugo. Je pense qu’ils peuvent faire face à n’importe quelle intrusion.

— Ils ont ordre de tirer pour tuer n’importe quel intrus non identifié qui entrerait dans notre périmètre.

— J’espère qu’ils seront plus efficaces que les hommes d’Erich, au chantier naval.

— Il n’y aura pas d’échec ici, assura Hugo, je te le promets, mon frère.

— Aucun risque d’approche ?

— Aucun, répondit Blondie. Notre unité de détection et de contrôle n’a noté aucune activité à deux cent cinquante kilomètres à la ronde.

— Deux cent cinquante kilomètres ne paraît pas bien loin, dit Elsie en la regardant.

— C’est la distance jusqu’à Little America Numéro VI, la station de recherches antarctique yankee. Depuis la construction de la station, ils n’ont montré aucun intérêt pour nos opérations. Notre surveillance aérienne n’a détecté aucune tentative de pénétrer notre mine.

— Tout est calme sur le plan des Américains, confirma Hugo. Ils ne nous poseront pas de problèmes.

— Je n’en suis pas si sûr, dit Karl. Ouvrez l’œil sur toute activité suspecte. Je crains que leurs services de renseignements ne soient sur le point de découvrir notre secret.

— Toute tentative pour nous arrêter arrivera trop tard, assura Hugo avec confiance. Le Quatrième Empire est inévitable.

— Je prie sincèrement pour que tu aies raison, dit Karl en montant dans la voiture devant les femmes.

Généralement galant, Karl venait d’une vieille école allemande, où les hommes ne s’effacent jamais devant leurs compagnes.

Le chauffeur de la voiture électrique quitta le hangar et pénétra dans une galerie. Après 400 mètres, ils entrèrent dans une vaste caverne de glace qui renfermait un petit port. De longs docks flottants montaient et descendaient avec la marée de la mer de Ross. Le chenal au toit élevé qui reliait le port intérieur à la mer virait doucement et permettait à de grands navires de traverser le passage tandis que les falaises de glace cachaient toute vue de l’extérieur. Dans tout le complexe, la lumière venait d’installations au plafond contenant des dizaines d’ampoules halogènes. Quatre sous-marins et un petit cargo étaient amarrés le long des docks. Tout le complexe était désert, les grues de cargo abandonnées, de même qu’un certain nombre de camions et d’équipements. On ne voyait pas une âme sur les docks ni sur les navires. On aurait dit que les équipages étaient partis pour ne jamais revenir.

— Dommage que les U-boats qui nous ont si efficacement servis toutes ces années doivent être abandonnés, dit Elsie avec tristesse.

— Ils survivront peut-être, la consola Blondie.

— Quand le temps sera venu, dit Hugo en souriant, je reviendrai personnellement au Walhalla pour voir comment ils ont tenu le coup. Ils méritent d’être conservés religieusement pour les services rendus au Quatrième Empire.

Le vieux tunnel qui s’enfonçait sur des kilomètres dans la glace, entre le port caché, le hangar d’aviation et l’usine, avait été lui aussi creusé par les esclaves venus de l’ex-Union soviétique dont les corps reposaient dans une tombe collective, dans la banquise. Depuis 1985, on avait prolongé le tunnel et on le réalignait sans cesse à cause du perpétuel glissement de la glace.

Au début, les efforts pour extraire des minerais précieux de la mer s’étaient soldés par un échec total, mais, avec la révolution nanotechnologie, inventée par Éric Drexler en Californie et son épouse Chris Peterson, les Destiny Enterprises avaient dépensé d’immenses richesses dans un projet destiné à contrôler la structure de la matrice. En réorganisant les atomes et en créant des moteurs incroyablement petits, ils avaient complètement réinventé le processus de croissance. Les machines moléculaires pouvaient même fabriquer un arbre à partir d’un zeste d’écorce. Les Wolf, cependant, concentrèrent leurs efforts sur l’extraction des minerais de valeur, tels que l’or de l’eau de mer, un procédé qu’ils avaient maîtrisé et sans cesse affiné jusqu’à pouvoir produire trente kilos d’or par jour en mer de Ross. Ils extrayaient aussi du platine, de l’argent et beaucoup d’autres matériaux rares. Contrairement au minerai tiré du sol puis purifié à grands frais de broyeurs et de produits chimiques, les minéraux tirés de la mer étaient pratiquement purs.

Le centre d’études de l’usine d’extraction marine des Destiny Enterprises était un grand bâtiment en dôme, dont l’intérieur ressemblait assez à la vaste salle de contrôle de la NASA. Des consoles électroniques étaient manipulées par trente scientifiques et ingénieurs qui suivaient le déroulement des opérations nanotechniques sur leurs écrans. Mais ce jour-là, toutes les opérations d’extraction étaient arrêtées et tout le personnel des Wolf concentrait ses efforts sur la fracture à venir de la banquise.

Karl Wolf entra dans la grande pièce et s’arrêta devant un large tableau électronique suspendu au milieu du plafond voûté. Au centre était déployée une grande carte de la plate-forme de Ross. Le long des bords de l’océan, une série de tubes semblables à des néons permettaient de distinguer la glace de la terre alentour. Les tubes, qui s’étendaient de la société minière autour de la banquise pour se terminer 500 kilomètres en face, étaient verts. La partie où s’achevait la lumière verte se prolongeait en rouge jusqu’au bord de la mer.

— La zone rouge n’a pas encore été programmée ? demanda Karl à l’ingénieur en chef Jurgen Holtz, qui s’approchait du groupe des Wolf en faisant un bref salut de la tête.

— C’est exact, répondit Holtz en levant une main pour montrer le tableau. Nous sommes en train d’installer des systèmes de déclenchement moléculaire. Nous avons encore 650 kilomètres à programmer, jusqu’au bout du tunnel sur la mer.

Karl étudia les lettres et les chiffres rouges qui s’affichaient en changeant sans arrêt autour de la carte.

— Quand arrivera le moment critique ?

— Le dernier acte consistant à casser la banquise est prévu pour dans six heures… (Holtz regarda une série de chiffres montrant le temps restant avant l’Apocalypse.) Vingt-deux minutes et quarante secondes.

— Est-ce qu’un quelconque problème pourrait causer un retard ?

— Pas à notre connaissance. Toutes les procédures informatisées et leurs systèmes de sauvegarde ont été inspectés et revus des dizaines de fois. Nous n’avons pas trouvé l’ombre d’un éventuel dysfonctionnement.

— C’est une véritable prouesse d’ingénierie, s’extasia Karl en regardant les tubes colorés entourant la banquise. Dommage que le monde ne connaisse jamais son existence.

— Une étonnante prouesse, en effet, répéta Holtz, qui a consisté à forer un tunnel de 3.5 mètres de diamètre et de 2 500 kilomètres dans la glace en deux mois.

— Tout le mérite vous en revient, vous qui, avec vos ingénieurs, avez étudié et construit ce tunnelier moléculaire, dit Elsie en montrant une grande photo sur un mur.

L’image montrait une foreuse circulaire de 30 mètres de long avec un bélier de poussée, un convoyeur de débris et un curieux élément à l’avant qui séparait les liens moléculaires choisis dans la glace, produisant des morceaux de glace assez petits pour être transportés vers l’arrière par les convoyeurs jusqu’à la haute mer. Un second élément remodelait les petits morceaux en glace solide, presque parfaitement cristalline, qui servait à garnir les murs du tunnel. Quand il fonctionnait à plein rendement, le tunnelier pouvait forer 80 mètres de glace en vingt-quatre heures. Ayant accompli ce pour quoi elle avait été conçue, la grosse machine reposait maintenant sous une couche de glace, devant l’entrée de la mine.

— Peut-être que, quand la glace aura fondu, nous aurons à nouveau l’occasion d’utiliser le tunnelier pour creuser de la roche souterraine, dit pensivement Karl.

— Tu crois que la glace fondra ? demanda Elsie, étonnée.

— Si nos calculs sont corrects à 95%, cette partie de l’Antarctique se retrouvera à 2900 kilomètres au nord d’ici, deux mois après le cataclysme.

— Je n’ai jamais bien compris comment tout cela va se séparer de la banquise et dériver vers la mer, dit Elsie.

— J’avais oublié que c’est toi qui as rassemblé les renseignements sur la famille, à Washington, depuis trois ans, dit Karl en souriant. Tu n’as donc pas pu suivre les détails du Projet Walhalla.

Holtz leva une main et montra le grand tableau.

— Je vais vous l’expliquer simplement, mademoiselle Wolf. Notre machine nano-informatisée a construit un grand nombre d’assembleurs moléculaires qui, à leur tour, ont construit plusieurs millions de minuscules machines moléculaires destinées à faire fondre la glace.

Elsie parut pensive.

— En d’autres termes, les assembleurs copiés grâce à la technique moléculaire peuvent créer des machines capables de produire pratiquement n’importe quoi.

— C’est cela, la beauté de la nanotechnologie, répondit Holtz. Un assembleur peut se copier lui-même en quelques minutes. En moins de vingt-quatre heures, des tonnes de machines copiées, manipulant des milliards d’atomes, ont creusé des trous dans la glace tous les 15 centimètres au-dessus et en dessous du tunnel. Quand les petits tubes de glace ont été forés à la profondeur prédéterminée, le nano ordinateur a annulé tout ordre complémentaire aux machines. En seize heures, au moment où nos météorologues ont prédit un vent de terre violent combiné à un courant favorable, on enverra un signal qui réactivera les machines. Elles finiront le travail consistant à dissoudre la glace et à séparer la banquise du continent en l’envoyant dériver vers la haute mer.

— Combien de temps cela prendra-t-il ? demanda Elsie.

— Moins de deux heures.

— Donc dix heures après la séparation finale, expliqua Karl, le poids déplacé de la plate-forme de Ross aura parcouru assez de chemin depuis le continent antarctique pour déstabiliser l’équilibre fragile de la rotation de la terre juste assez pour déclencher un glissement de la croûte, ce qui causera un bouleversement dévastateur du monde.

— Un monde que nous pourrons ensuite remodeler à notre image, acheva Elsie avec vanité.

Un homme vêtu de l’uniforme noir entra en courant et s’approcha du groupe.

— Monsieur, dit-il à Karl en lui tendant une feuille de papier. Le visage de Karl s’assombrit un instant puis devint songeur.

— De quoi s’agit-il ? demanda Elsie.

— Un rapport d’Hugo. Il semble qu’un avion non identifié approche depuis la mer d’Amundsen et refuse de répondre à nos signaux.

— C’est probablement l’avion de ravitaillement de la station de Little America, dit Holtz. Rien qui doive nous inquiéter. Il va et vient tous les dix jours.

— Survole-t-il toujours Walhalla ? demanda Karl.

— Pas directement, mais il s’approche à quelques kilomètres en faisant sa descente vers la station polaire.

Karl se tourna vers le garde qui avait apporté le message.

— Veuillez dire à mon frère d’observer de près l’appareil qui approche. S’il dévie de son cap habituel vers Little America, qu’il me prévienne immédiatement.

— Es-tu inquiet, mon frère ? demanda Elsie. Karl la regarda, le visage encore un peu soucieux.

— Pas inquiet, ma sœur, seulement prudent. Je ne fais pas confiance aux Américains.

— Les États-Unis sont bien loin d’ici, dit-elle. Il faudrait à une force d’assaut américaine bien plus de vingt-quatre heures pour se rassembler et couvrir les dix mille milles depuis la baie d’Okuma.

— Peut-être, dit patiemment Karl, mais il ne coûte rien d’être prudent. (Il s’adressa à Holtz.) Si jamais quelque chose se produisait, pourrait-on avancer le signal faisant casser la glace ?

— Pas si nous voulons être certains de la réussite, répondit fermement Holtz. Le timing est essentiel. Nous devons attendre le dernier moment avant le pic de la marée montante pour activer les machines à dissolution moléculaire de la glace. Alors seulement le reflux emportera la grande masse de la banquise vers la haute mer.

— Il semble alors que nous n’ayons rien à craindre, dit Elsie avec optimisme. Karl baissa le ton et parla doucement et lentement.

— J’espère que tu as raison, ma chère sœur. À ce moment, un autre garde apparut et donna à Karl un autre message d’Hugo. Il le lut, leva les yeux et eut un vague sourire.

— Hugo dit que l’avion de ravitaillement américain suit son cap habituel, 16 kilomètres au-delà de notre périmètre, et qu’il vole à une altitude de 35 000 pieds.

— Ce n’est pas l’altitude pour lancer une équipe d’assaut, remarqua Holtz.

— Aucune nation au monde n’oserait tirer des missiles sur notre usine sans que leurs agences de renseignements aient pénétré notre opération. Et aucune ne l’a fait. Les forces d’Hugo ont détourné et arrêté toutes les tentatives extérieures de recherche dans le Walhalla.

— Détourné et arrêté, répéta Karl.

Mais il n’en était pas aussi sûr. Il pensait à un homme qui avait déjà défié trop souvent les ambitions de la famille Wolf. Et il ne pouvait s’empêcher de se demander où il pouvait être.

37

Sous un ciel caché par une épaisse couche de nuages, un avion d’affaires de la NUMA se posa sur une piste gelée, roula vers un bâtiment au toit voûté et s’arrêta. Little America V était la cinquième station glaciaire des États-Unis en activité à porter ce nom depuis que l’amiral Byrd l’avait fondée, en 1928. Autrefois située à plusieurs kilomètres du bord de la plate-forme de Ross, près de la baie de Kainan, la mer était maintenant très proche à cause de l’usure de la glace au cours des années. La base servait de terminus à la route de 1 000 kilomètres souvent empruntée jusqu’au camp de Surface Byrd, sur le plateau Rockefeller.

Un homme, engoncé dans une parka vert acide avec une capuche bordée de fourrure, enleva ses lunettes de soleil et sourit tandis que Pitt ouvrait la porte de l’appareil et sautait sur le sol gelé.

— Vous êtes Pitt et Giordino ? demanda-t-il d’une voix enrouée.

— Je suis Pitt. Vous devez être Frank Cash, le chef de la station ?

Cash hocha la tête.

— Je ne vous attendais pas avant au moins deux heures.

— On s’est dépêchés.

Pitt se tourna tandis que Giordino s’approchait après avoir fermé l’avion. Il se présenta.

— Merci de travailler avec nous bien qu’ayant été prévenu au dernier moment, mais le problème est de la plus extrême urgence.

— Je n’ai aucune raison de douter de vous, dit Cash avec un sourire, bien que je n’aie reçu aucune instruction de ma direction.

Incapable de décider l’amiral à les laisser se joindre à l’équipe d’assaut qu’il rassemblait pour attaquer le domaine des Wolf et arrêter le cataclysme qu’ils préparaient, celui-ci leur avait ordonné en termes on ne peut plus clairs de rester à l’abri à Buenos Aires. Pitt avait pourtant expliqué à l’amiral que Giordino et lui étaient essentiels à l’attaque parce qu’ils avaient eux-mêmes découvert l’horrible vérité du cataclysme artificiel et qu’ils en savaient plus que quiconque sur les Wolf et leurs méthodes de sécurité. Et, puisqu’ils étaient déjà à Buenos Aires, 8 000 kilomètres plus près que n’importe qui du lieu du conflit, ils pourraient y être avant l’équipe d’assaut et aller en reconnaissance dans l’usine.

Mais on n’avait même pas écouté leur raisonnement. L’argument des militaires de haut rang fut qu’ils n’étaient pas des combattants professionnels, entraînés et conditionnés pour des opérations aussi difficiles. Quant à Sandecker, il n’était pas prêt à laisser ses meilleurs hommes se suicider dans les eaux glacées du continent antarctique.

Pitt et Giordino, cependant, conformément à leurs personnalités, avaient pris un avion d’affaires de la NUMA et, au lieu de partir pour Washington, comme on le leur avait ordonné, avaient fait le plein et décollé pour l’Antarctique, espérant entrer dans la mine des Wolf par la petite porte, sans avoir la moindre idée de la façon dont ils allaient traverser les cent kilomètres de désert glacé qui les séparaient des Wolf, après avoir atterri à Little America.

— On trouvera bien quelque chose en arrivant, avait dit Pitt. À quoi Giordino avait répondu :

— Je suivrai le mouvement, puisque je n’ai rien de mieux à faire.

— Rentrez avant que nous soyons changés en statues de glace, proposa Cash.

— Quelle est la température ?

— Il fait bon, aujourd’hui, il n’y a pas de vent. La dernière fois que j’ai regardé, il faisait moins 15°.

— Alors, je n’aurai pas besoin de demander des glaçons pour ma tequila, dit Pitt.

La voûte du bâtiment, couverte de glace à 80%, s’élevait à seulement 1,50 mètre au-dessus du sol. Les pièces d’habitation et de travail formaient un dédale de salles et de corridors taillés dans la glace. Cash les conduisit à la salle à manger, à côté de la cuisine, et commanda pour eux un repas chaud de lasagnes au chef de cuisine de la station avant de sortir une bouteille de bourgogne.

— Ce n’est pas une grande année, mais ça se laisse boire, dit-il en riant.

— Tout le confort d’un vrai chez-soi ! plaisanta Giordino.

— Pas vraiment, dit Cash avec sérieux. Il faut être complètement dingue pour choisir ce mode de vie.

— Alors pourquoi ne cherchez-vous pas un boulot dans un climat plus doux ? demanda Pitt en remarquant que tous les hommes qu’il avait vus à la station portaient la barbe et que les femmes n’avaient ni maquillage ni coiffure élégante.

— Les hommes et les femmes, ici, acceptent de travailler dans les régions polaires à cause de l’exaltation qu’il y a à affronter le danger de l’inconnu. Quelques-uns viennent pour fuir des problèmes personnels, mais la majorité sont des scientifiques qui poursuivent des études dans le domaine qui leur est propre et quoiqu’il leur en coûte. Après une année ici, ils sont tout à fait heureux de rentrer chez eux. Mais cette fois, ils sont changés en zombies ou ils commencent à halluciner.

Pitt regarda Cash. Il ne lui trouva pas un regard hanté, en tout cas pour le moment.

— Il doit falloir une sacrée force de caractère pour survivre dans un environnement aussi désolé !

— Ça dépend de l’âge, expliqua Cash. À moins de vingt-cinq ans, on n’est pas assez fiable. À plus de quarante-cinq, on manque d’endurance.

Cash attendit quelques minutes que Pitt et Giordino mangent leurs lasagnes puis demanda :

— Quand vous m’avez contacté d’Argentine, ai-je bien entendu que vous vouliez traverser la banquise jusqu’à la base d’Okuma ? Pitt fit signe que oui.

— Notre destination est l’excavation minière des Destiny Enterprises. Cash eut un air dubitatif…

— Ces gens-là sont des fanatiques de la sécurité. Aucune de nos expéditions scientifiques n’a jamais pu aller à moins de 15 kilomètres de chez eux sans être chassée par leurs gangsters en uniforme.

— Vous avez l’air de bien les connaître, ces gangsters, remarqua Giordino, détendu maintenant qu’il avait l’estomac plein.

— Avec quoi pensez-vous vous déplacer ? Nous n’avons pas d’hélicoptère, ici.

— Il ne nous faut que deux autoneiges, dit Pitt en fixant le visage de Cash. Mais le regard du chef de la station n’était guère encourageant. Il eut l’air attristé.

— Je crains que vous n’ayez fait un long voyage pour rien. Deux de nos autoneiges sont en panne et nous attendons les pièces pour les remettre en circulation. Et les scientifiques ont pris les quatre autres pour étudier la glace autour de l’île de Roosevelt, au nord d’ici.

— Et quand reviendront-ils ? demanda Pitt.

— Pas avant trois jours.

— Vous n’avez aucun autre moyen de transport ?

— Un bulldozer et une autoneige de dix tonnes.

— Il est comment, cet autoneige ? Cash haussa les épaules.

— Un morceau d’une chenille s’est cassé à cause du froid. On attend la pièce qui doit venir d’Auckland par avion. Giordino regarda son ami, de l’autre côté de la table.

— Alors nous n’avons d’autre choix que d’y aller par avion, en espérant trouver un coin pour atterrir. Pitt secoua la tête.

— On ne peut pas risquer de bousiller la mission des Forces Spéciales en arrivant comme ça, de nulle part. J’avais espéré qu’avec les autoneiges, on pourrait couvrir la distance, se garer à un ou deux kilomètres de la mine, puis nous y glisser sans être vus.

— Vous avez l’air de dire que c’est une question de vie ou de mort, dit Cash.

Pitt et Giordino échangèrent un regard puis regardèrent le chef de la station d’un air grave.

— Oui, dit Pitt sérieusement, c’est une question de vie ou de mort pour plus de gens que vous ne sauriez le concevoir.

— Pouvez-vous m’en dire davantage ?

— Impossible, répondit simplement Giordino. D’ailleurs, vous préféreriez ne pas le savoir. Ça vous gâcherait votre journée.

Cash se versa une tasse de café et contempla un moment le sombre liquide.

— Il y a une autre possibilité, mais ça ne marchera sûrement pas.

— On vous écoute ? dit Pitt.

— Le Croiseur des Neiges de l’amiral Byrd, annonça Cash comme s’il allait se lancer dans un discours, ce qui était le cas. Un vrai jumbo à quatre roues motrices, plus gros que tous les véhicules construits à son époque.

— C’était quand ? demanda Giordino.

— Mille neuf cent trente-neuf. (Il y eut un silence.) Ce fut une idée de Thomas Poulter, un explorateur polaire qui a étudié et réalisé une monstrueuse machine. Il espérait qu’elle pourrait le transporter, avec cinq hommes et son chien, jusqu’au pôle Sud, et faire le retour. Rien que les pneus avaient plus de 90 centimètres de large et plus de 3 mètres de diamètre. De l’avant à l’arrière, il mesurait 16,80 mètres et 3 mètres en largeur. Il pesait 37 tonnes, chargé à fond. Vous pouvez me croire, c’était un véhicule extraordinaire.

— Il paraît correctement élaboré, dit Pitt, pour un véhicule devant aller au pôle Sud.

— C’est exactement ça, élaboré ! En plus d’une grande cabine de commande, à l’avant, il avait son propre magasin de pièces, des cabines pour son équipage et une cuisine qui pouvait aussi servir de chambre noire pour le photographe. La partie arrière comportait un magasin où l’on pouvait entreposer une année de nourriture, des pneus de rechange et assez de carburant pour faire 8 000 kilomètres. Et en plus, il était supposé transporter sur son toit un avion Beechcraft avec des skis.

— Et avec quoi roulait ce monstre ?

— Deux moteurs diesels de 150 CV, couplés à quatre moteurs électriques de traction de 75 CV, qui pouvaient actionner toutes les roues ou une seule. Les roues pouvaient toutes tourner en crabe ou sur un angle serré, et même se rétracter pour traverser une crevasse. Chaque roue pesait 2 600 kilos. Les pneus étaient des 12-plis, fabriqués par Goodyear.

— Et cette machine démoniaque, non seulement existe, mais elle est disponible ? demanda Pitt, incrédule.

— Oh ! Elle existe, mais je ne peux pas dire qu’elle soit disponible ni qu’elle pourrait traverser cent kilomètres de banquise. Cent kilomètres, ça peut paraître une distance assez courte, mais quand le Croiseur des Neiges fut terminé, envoyé en Antarctique et déchargé à Little América III, non loin de cette station, tous les plans du concepteur allèrent à la poubelle. Les moteurs avaient la bonne puissance, mais Poulter avait mal calculé le rapport de boîte. La machine géante pouvait faire 40 kilomètres/heure sur une route plate, mais ne pouvait tirer sa masse à travers la glace et la neige, surtout sur une pente. On l’avait prise pour un éléphant blanc, mais on l’abandonna. Les dernières années, elle fut recouverte de glace, perdue, oubliée. On avait toujours pensé qu’à mesure que la banquise s’avançait vers la mer, le Croiseur des Neiges finirait par tomber dans l’eau quand la banquise fondrait.

— Où est-il, maintenant ? Toujours enterré sous la glace ? demanda Pitt.

Cash sourit en secouant la tête.

— Le Croiseur des Neiges est à environ trois kilomètres d’ici, dangereusement proche du bord de la banquise. Un vieil ingénieur des Mines bourré de fric s’est mis en tête de le trouver et de le sauver, puis de retourner aux États-Unis pour l’exposer dans un musée. Lui et son équipe l’ont découvert dans neuf mètres de glace et ont passé trois semaines à l’en extraire. Ils ont construit une tente de glace autour et la dernière fois que j’en ai entendu parler, il fonctionnait.

— Je me demande s’ils nous le prêteraient.

— Vous pouvez toujours demander, dit Cash. Mais je crois que vous auriez plus de chance en vendant un éléphant à un marchand de porcelaine.

— Nous devons essayer, dit fermement Pitt.

— Vous avez des vêtements polaires ?

— Dans l’avion.

— Alors, mettez-les. Nous allons devoir marcher jusqu’à l’endroit où se trouve le Croiseur des Neiges. (Cash eut soudain l’air de penser à quelque chose.) Avant que j’oublie, je vais demander à deux de mes hommes de jeter une couverture sur votre avion et de mettre un chauffage auxiliaire pour protéger vos moteurs, votre fioul et vos systèmes hydrauliques afin d’empêcher la glace de se former sur le fuselage et les ailes. Si on laisse un avion une semaine sans protection, par ici, il disparaît bientôt sous une montagne de glace.

— Bonne idée, reconnut Giordino. Nous aurons peut-être besoin de repartir en vitesse, si tout le reste échoue.

— Je vous retrouve ici dans une demi-heure et je vous conduirai au véhicule.

— Quel est le type plein aux as qui s’occupe de l’opération de sauvetage ? demanda Pitt.

Cash eut l’air perdu un moment.

— Je ne sais pas vraiment. Un excentrique. Son équipe l’appelle « Dad ».

Cash en tête, ils suivirent une piste balisée de drapeaux orange. Ils marchèrent près d’une heure. Enfin, Pitt aperçut des silhouettes bouger autour d’une tente bleue entourée de tentes polaires orange, plus petites. Aussi étrange que cela puisse paraître, il ne neige jamais beaucoup en Antarctique. C’est l’un des continents les plus secs du monde et, à quelques centimètres sous la surface, la neige est ancienne.

Il n’y avait presque pas de vent, mais comme ils n’étaient pas encore habitués aux températures glaciales, Pitt et Giordino eurent froid malgré leurs épais vêtements polaires. Le soleil luisait à travers ce qui restait de la couche d’ozone et leur aurait brûlé les yeux s’ils n’avaient pas porté des lunettes sombres, extrêmement protectrices.

— Ça a l’air joli et pacifique, dit Pitt en contemplant la majesté du paysage. Pas de circulation, pas de fumée, pas de bruit.

— Ne vous laissez pas avoir, le prévint Cash. Le temps peut devenir un enfer cyclonique en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Je ne me rappelle plus combien de doigts et d’orteils j’ai vu perdre à cause du gel. On trouve régulièrement des hommes morts de froid. C’est pour ça que tous ceux qui travaillent dans l’Antarctique doivent fournir plein de radiographies dentaires et porter une plaque d’identité. On ne sait jamais s’il faudra identifier vos restes.

— C’est aussi moche que ça ?

— Le refroidissement est le grand tueur, par ici. Il y a des gens qui sont sortis pour faire une petite promenade et qui se sont retrouvés dans un tourbillon bloquant toute vision. Et ils meurent de froid avant d’avoir trouvé le chemin de retour à la station.

Ils parcoururent les derniers 400 mètres en silence, marchant sur la glace durcie et sculptée par le vent, qui s’épaississait et se comprimait en devenant plus profonde.

Pitt commença à sentir les premiers signes de l’épuisement, dû au manque de sommeil et à la tension énorme des jours précédents, mais il ne pensa pas une seconde à aller se reposer. L’enjeu était trop gros, trop fantastiquement important. Pourtant, son pas n’était pas aussi énergique que d’habitude. Il remarqua que Giordino n’avait pas l’air très vaillant non plus.

Ils atteignirent le camp et entrèrent immédiatement dans la tente principale. Le premier regard au Croiseur des Neiges les laissa presque aussi abasourdis que l’avaient fait les gigantesques navires des Wolf, quand ils les avaient vus la première fois. Les grandes roues et les pneus énormes faisaient paraître minuscules les hommes qui travaillaient autour. La cabine de conduite, au même niveau que l’avant lisse, était à 5 mètres du sol, aussi haut que le sommet de la tente. Le dessus de la carrosserie, derrière la cabine, était plat pour pouvoir accueillir le Beechcraft qu’on n’avait pas envoyé en Antarctique avec le véhicule, en 1940. Il était peint en rouge avec des raies horizontales orange le long de ses flancs.

Le son aigu qu’ils avaient entendu en approchant à travers la glace venait de deux tronçonneuses tenues par deux hommes qui creusaient des cannelures dans les pneus massifs. Un vieux bonhomme à la barbe et aux cheveux gris surveillait la façon un peu rudimentaire de tailler les rainures dans le caoutchouc. Cash s’approcha de lui et lui tapa sur l’épaule pour attirer son attention. Le vieil homme se retourna, reconnut Cash et fit signe à tout le monde de le suivre. Il les mena dehors et ils entrèrent dans une tente plus petite tenant lieu de cuisine, avec un petit fourneau. Il leur désigna des chaises autour d’une longue table de métal.

— Là, c’est plus calme, dit-il avec un sourire chaleureux en les regardant de ses yeux gris-bleu.

— Voici Dirk Pitt et Al Giordino, de l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine, dit Cash. Ils ont une mission urgente pour le gouvernement et espèrent que vous pourrez les aider à la mener à bien.

— Mon nom est un peu étrange alors mon équipe, dont chaque membre a quarante ans de moins que moi, m’appelle Dad, dit-il en leur serrant la main. Que puis-je faire pour vous ?

— Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? demanda Pitt en étudiant le vieil homme.

— C’est possible. Je voyage beaucoup.

— Le Croiseur des Neiges, dit Pitt en allant droit au but. Est-il en état d’aller jusqu’au pôle Sud ?

— Il a été construit pour ça, mais si vous m’aviez posé la question il y a six ans, ou même la semaine dernière, je vous aurais dit non. Sur terre sèche, cette machine s’est révélée remarquable, mais sur la glace, ça a été un échec total. D’abord, les pneus étaient lisses et glissaient sans accrocher. Et les jeux d’engrenages dans le réducteur n’allaient pas. Le conduire sur une légère pente équivalait à faire grimper un semi-remorque à dix-huit roues en haut des montagnes Rocheuses en seizième vitesse. Le moteur se serait traîné à mort. En changeant la boîte et en coupant des rainures dans les pneus, nous pensons pouvoir démontrer qu’elle était à la hauteur de ce qu’on attendait d’elle et effectivement atteindre le pôle.

— Que se passerait-il si elle arrivait sur une crevasse trop large pour qu’elle puisse la traverser ? demanda Giordino.

— Thomas Poulter, le concepteur du Croiseur, a innové de façon très ingénieuse. Les grosses roues et leurs pneus ont été positionnés près du centre de la caisse, ce qui laisse un porte-à-faux à l’avant et à l’arrière de 5,40 mètres. Les roues peuvent se rétracter jusqu’à être au niveau du fond de la caisse. Quand le chauffeur arrive sur une crevasse, il remonte les roues avant. Alors la propulsion des roues arrière pousse l’avant au-dessus de la crevasse. Quand les roues avant sont en sécurité de l’autre côté, on les redescend. Enfin les roues arrière sont rétractées et l’avant tire le Croiseur jusqu’à l’autre côté. C’est un système très ingénieux et qui fonctionne vraiment.

— Où avez-vous trouvé des engrenages de soixante ans qui aillent sur votre réducteur ?

— Le réducteur, ou transmission, n’a pas été construit à un seul exemplaire. Nous avons analysé le problème et la façon de le résoudre, avant de venir ici. Le fabricant d’origine travaille encore et a une caisse de vieilles pièces de rechange dans un coin de son entrepôt. Par chance, il avait les engrenages dont nous avions besoin pour faire les transformations nécessaires.

— Les avez-vous déjà testées ? demanda Giordino.

— Vous arrivez au bon moment, répondit Dad. Nous espérons le sortir sur la glace dans l’heure qui vient, pour la première fois depuis 1940, pour voir ce qu’il donne. Et il n’est que temps parce que, dans une semaine ou deux, la banquise sera cassée et partira en haute mer, où le Croiseur aurait fini par couler.

— Comment avez-vous l’intention de le transporter aux États-Unis ? demanda Giordino.

— J’ai loué un petit cargo qui est ancré au large de la banquise. Nous le ferons rouler sur la glace puis, avec une rampe, monter sur le bateau.

— S’il fonctionne selon vos espoirs, dit Pitt, pouvons-nous remprunter un jour ou deux ? Dad eut l’air déconcerté et regarda Cash.

— Il plaisante ?

— Non, il ne plaisante pas, confirma Cash. Ces hommes ont désespérément besoin d’un moyen de transport pour aller jusqu’à la mine des Wolf.

Dad loucha vers Pitt en remplissant son verre de vin.

— Je crois que c’est non. Quand j’aurai terminé, j’aurai dépensé plus de 300 000 dollars pour le sortir de la glace, le remettre en état et le transporter jusqu’au Smithsonian, à Washington. La première fois que j’ai parlé de mon rêve de sauver ce véhicule, tout le monde s’est fichu de moi… Mon équipe et moi avons travaillé dans les pires conditions imaginables. Ça a été une prouesse extraordinaire de le faire revenir à la vie et nous en sommes tous sacrément fiers. Alors je ne suis pas prêt à le laisser à deux étrangers qui veulent aller faire une visite sur la banquise.

— Faites-moi confiance, plaida Pitt. Nous n’avons pas l’intention de faire une balade. Aussi incroyable que cela puisse paraître, nous essayons d’éviter une catastrophe mondiale.

— La réponse est non !

Pitt et Giordino échangèrent un regard atterré. Puis Pitt retira un petit calepin de la poche de son manteau polaire et le poussa vers Dad.

— Vous trouverez à l’intérieur plusieurs numéros de téléphone. Ils correspondent, dans l’ordre, au Bureau Ovale de la Maison Blanche, à celui des Chefs d’État-Major du Pentagone, du président de la NUMA et au Comité de Sécurité du Congrès. Il y a aussi les noms de quelques autres personnes importantes qui confirmeront mon histoire.

— Et quelle est votre histoire, si je puis me permettre de vous la demander ? demanda Dad, sceptique. Alors Pitt la lui expliqua.

Une heure et demie plus tard, Dad et son équipe, ainsi que Frank Cash, regardaient en silence le gros véhicule rouge cracher par son pot d’échappement un gros nuage dans le ciel d’un bleu pur.

— Je n’ai pas entendu le nom de Dad, dit Pitt, penché sur le volant et regardant à travers le pare-brise le champ de glace, à l’affût de crevasses et d’obstacles.

Giordino était derrière Pitt dans la petite salle de contrôle et de cartes, en train d’étudier une carte topographique de la banquise.

— Il y avait un nom sur une enveloppe qui dépassait de sa poche. J’ai lu « Clive Cussler ».

— C’est un drôle de nom. Je ne sais pas pourquoi, il m’est vaguement familier.

— Ça ne me dit rien, dit Giordino avec indifférence.

— J’espère que je n’ai pas fait une gaffe en promettant de lui rapporter son tout-terrain dans l’état où il nous l’a prêté.

— Si on le raie, tu feras envoyer la note à l’amiral.

— Tu as une direction pour moi ?

— Où est ton GPS ?

— Je l’ai oublié dans la hâte. D’ailleurs, il n’y avait pas de Système de Positionnement par Satellite en 1940.

— Tu vas droit dans cette direction, indiqua Giordino en montrant vaguement au loin. Pitt haussa les sourcils.

— C’est ce que tu peux faire de mieux ?

— On n’a jamais inventé un instrument directionnel meilleur que les yeux.

— Ta logique défie le bon sens !

— À ton avis, combien de temps nous faudra-t-il pour arriver là-bas ?

— Il y a 90 kilomètres. À 30 kilomètres/heure, murmura Pitt, trois heures si nous ne tombons pas sur des barrières de glace qui nous obligeraient à les contourner. J’espère seulement y arriver avant l’équipe d’assaut. Une attaque en grand pourrait obliger Karl Wolf à couper la banquise avant l’heure prévue.

— J’ai la désagréable sensation que nous n’entrerons pas aussi facilement qu’au chantier naval.

— J’espère que tu te trompes, mon vieux, parce qu’un tas de gens auront de très gros problèmes si nous ratons notre coup.

38

Le soleil brillait avec une intensité triplée par sa réflexion sur la surface cristallisée tandis que le gros Croiseur des Neiges rouge rampait sur le sol gelé, comme un gros insecte sur un drap blanc froissé. Voilé par une gaze de neige, il laissait derrière lui un léger brouillard bleu sortant de son double pot d’échappement. Les énormes roues écrasaient bruyamment la neige et la glace. Nouvellement rainurées, elles s’accrochaient sans déraper. Le véhicule avançait sans effort, presque majestueusement, comme il était censé le faire. Mais les hommes qui l’avaient créé n’avaient pas vécu assez longtemps pour le voir.

Pitt était assis confortablement sur le siège du conducteur, serrant le volant aussi grand qu’un volant d’autobus et menant le croiseur droit sur une chaîne de montagnes dominant l’horizon au loin. Il portait ses lunettes de soleil largement polarisées. Dans les pays froids, la neige rend souvent aveugle. Elle cause une conjonctivite à cause du soleil qui se reflète au niveau des ultraviolets. Ceux qui ont la malchance d’en souffrir ont l’impression qu’on leur frotte les yeux avec du sable et subissent ensuite une perte de vision qui peut durer de deux à quatre jours.

Cependant ils ne risquaient pas de geler. Les chauffages du Croiseur des Neiges gardaient les cabines à une température respectable de 18°C. Le seul problème que rencontrait Pitt, peu important, mais agaçant, était l’amoncellement perpétuel de glace sur les trois pare-brise. Les aérateurs ne laissaient pas entrer assez d’air pour qu’ils restent clairs. Bien qu’il conduise vêtu seulement d’un pull de laine irlandais, il gardait ses vêtements polaires à portée de la main, au cas où il lui faudrait quitter le Croiseur en vitesse à cause d’une éventuelle catastrophe. Le temps avait beau avoir l’air splendide, quiconque connaît les pôles sait qu’il peut devenir mortel d’une minute à l’autre.

En les comptant toutes, on avait enregistré plus de cent cinquante morts en Antarctique depuis le début de son exploration, lorsqu’un marin norvégien, à bord d’un baleinier, Carsten Borchgrevink, avait été le premier homme à mettre le pied sur le continent, en 1895. La plupart de ces morts avaient succombé au froid, comme le capitaine Robert Falcon Scott et son équipe, qui après avoir marché jusqu’au pôle Sud avaient gelé sur le chemin du retour. D’autres s’étaient perdus et avaient erré sans but avant de mourir. Beaucoup s’étaient tués au cours d’accidents d’avion ou autres tragédies.

Pitt n’avait aucune envie de mourir, en tout cas pas encore. Pas avant que Giordino et lui aient empêché les Wolf de lancer leur effrayante malédiction sur l’humanité. Au-delà de conduire le Croiseur des Neiges sur la banquise, sa priorité était d’atteindre la mine aussi vite que possible. Son GPS manuel ne servait à rien. La représentation géographique sur l’écran était incapable de montrer sa position exacte à moins de 1600 kilomètres du pôle. L’armée, n’ayant jamais imaginé une guerre en Antarctique, n’avait jamais placé de satellites en orbite au-dessus de cette partie du monde.

Il appela Giordino, qui se tenait debout derrière lui, penché sur une carte de la plate-forme de Ross.

— Qu’est-ce que tu dirais de me donner une direction ?

— Contente-toi de garder l’avant de cette antiquité en direction du plus haut sommet de ces montagnes, droit devant. Et, oui, assure-toi que la mer reste à ta gauche.

— Assure-toi que la mer reste à ta gauche ! répéta Pitt, exaspéré.

— Ben oui, on ne tient pas à tomber du bord et à se noyer, pas vrai ?

— Et si le temps se gâte et qu’on ne voit plus rien ?

— Tu veux une direction ? dit Giordino. Tu peux prendre toutes celles que tu veux sur la boussole. Tu en as trois cent soixante, au choix.

— Je bats ma coulpe, s’excusa Pitt. J’avais la tête ailleurs. J’avais oublié que tous les relevés de la boussole, ici, indiquent le nord.

— Tu ne gagneras jamais au Jeopardy.

— La plupart des questions dépassent mes maigres capacités mentales. Mais je parie que tu racontes des histoires horribles aux petits enfants pour les endormir, ajouta Pitt, sardonique.

Giordino regarda Pitt, essayant de comprendre le sens de ses paroles.

— Je quoi ?

— Les falaises du bord de la plate-forme de Ross atteignent soixante mètres au-dessus et deux cent soixante-dix mètres sous la surface de la mer. Du sommet jusqu’à la mer, elles sont totalement abruptes. Si nous nous écartons du bord, il ne restera rien de nous et nous n’irons plus nulle part.

— Tu marques un point, concéda Giordino à regret.

— Outre le fait de tomber dans une crevasse sans fond et de mourir de froid dans le blizzard, notre autre dilemme, c’est la glace sur laquelle nous allons rouler. Va-t-elle se casser et nous emmener au large ? Si c’est le cas, nous serons bien placés pour regarder et attendre le raz de marée qui nous balaiera, provoqué par le glissement du pôle.

— Tu peux parler, dit Giordino d’une voix lourde de sarcasme. Tes histoires pour endormir les enfants sont tellement affreuses que les miennes ont l’air tirées des contes de Ma mère l’oie.

— Le ciel s’obscurcit, remarqua Pitt en regardant en l’air par le pare-brise.

— Tu crois toujours qu’on arrivera à temps ? Pitt regarda l’odomètre.

— On a fait 33 kilomètres en une heure. Sauf retards imprévisibles, nous devrions être là-bas dans moins de deux heures.

Il fallait qu’ils arrivent à l’heure. Si l’équipe spéciale d’assaut ratait son coup, Giordino et lui étaient le seul espoir, même si deux hommes seuls pouvaient paraître incapables d’un tel travail. Pitt n’était pas particulièrement optimiste. Il savait bien que le terrain, devant lui, était semé d’obstacles. Sa plus grande crainte était la glace pourrie et les crevasses aperçues trop tard. S’il n’était pas constamment sur ses gardes, il pouvait conduire le Croiseur des Neiges dans un trou profond ou le faire plonger des centaines de mètres sous l’océan Antarctique. Pour l’instant, le désert gelé paraissait assez plat. À part les milliers de rides et d’ornières comme celles qu’on trouve sur les champs labourés, le sol semblait raisonnablement lisse. De temps en temps, il apercevait une crevasse cachée dans la glace devant lui. Après un arrêt rapide pour évaluer la situation, il trouvait un moyen de la contourner.

La pensée de conduire un monstre d’acier léthargique de 35 tonnes à travers une plaine glacée, pleine de fissures tapies un peu partout, n’était guère réconfortante. Il n’y a pas beaucoup de mots dans un dictionnaire pour décrire ce sentiment.

Soudain, une crevasse apparut droit devant. Il tourna violemment le volant, fit pivoter le Croiseur des Neiges et l’arrêta à un mètre cinquante du bord. Après avoir conduit parallèlement au gouffre pendant huit cents mètres, il trouva finalement une surface ferme à cinq cents mètres de l’endroit où le trou disparaissait dans la glace.

Il regarda le compteur de vitesse et nota qu’il avait atteint les 40 kilomètres/heure. Giordino, dans le compartiment moteurs, jouait avec les deux gros diesels, réglant délicatement les soupapes et les pompes d’admission du carburant dont il augmentait le débit. L’air est plus léger aux pôles. Comme il est aussi extrêmement sec et froid, il fallait rerégler la richesse du mélange, un travail de routine que Dad et son équipe n’avaient pas encore exécuté. L’arrivée du fioul est constante avec les moteurs diesels neufs, mais, dans les vieux Cummins de soixante ans, il arrivait qu’elle varie.

Le désert glacé s’étirant devant eux était morne, désolé et menaçant, mais en même temps plein de beauté et de magnificence. Il pouvait être tranquille un instant et effrayant l’instant suivant. Et pour Pitt, il devint soudain effrayant. Son pied enfonça les pédales de frein et d’embrayage du véhicule. Il regarda, atterré, une crevasse à trente mètres au plus, qui s’ouvrait et s’étendait aussi loin qu’il pouvait voir, à travers la banquise.

Après avoir enfilé sa tenue polaire, il descendit l’échelle de la cabine, ouvrit la portière et marcha jusqu’au bord de la crevasse. Le spectacle était terrifiant. Les flancs glacés qui s’enfonçaient à perte de vue allaient du blanc au vert argenté. Le trou paraissait s’enfoncer sur près de six mètres. Il se retourna en entendant le pas de Giordino derrière lui.

— Et maintenant ? demanda celui-ci. Ce truc a l’air de s’étendre à l’infini.

— Frank Cash nous a parlé de roues rétractables pour traverser une crevasse. On va voir ça dans le mode d’emploi que Dad nous a donné.

Comme le leur avait expliqué Dad, l’inventeur du Croiseur des Neiges, Thomas Poulter, avait trouvé une solution ingénieuse pour résoudre le problème des crevasses. La partie inférieure du croiseur était plate comme un ski, avec un porte-à-faux à l’avant et à l’arrière, de 5,40 mètres par rapport aux roues. Suivant les instructions du manuel, Pitt poussa les leviers qui rétractaient verticalement les roues avant jusqu’à ce qu’elles soient au niveau de la carrosserie. Puis, prenant appui sur son train arrière, il fit lentement avancer le Croiseur des Neiges jusqu’à ce que sa partie avant ait glissé au-dessus de la crevasse et atteint le bord opposé, suffisamment loin pour assurer sa stabilité. Utilisant ensuite l’entraînement des roues avant, il tira la partie arrière du croiseur au-dessus du gouffre. Après quoi, redescendant les roues arrière, ils furent à nouveau en état de rouler.

— Je crois qu’on peut parler d’innovation géniale, dit Giordino avec admiration.

Pitt passa les vitesses et dirigea à nouveau l’avant du véhicule vers le pic que l’on distinguait mieux, maintenant, dans la chaîne de montagnes.

— C’est incroyable qu’il ait pu être aussi clairvoyant sur un mécanisme et tellement en retard sur la transmission et la sculpture des pneus.

— Personne n’est parfait, sauf moi, bien sûr. Pitt accepta cette vantardise avec une patience fruit d’une longue pratique.

— Bien sûr.

Giordino emporta le manuel dans le compartiment moteurs, non sans avoir montré les deux jauges de température, sur le tableau de bord.

— Les moteurs chauffent anormalement. Garde-les à l’œil.

— Comment peuvent-ils chauffer alors qu’il fait moins vingt à l’extérieur ? s’étonna Pitt.

— Parce que les radiateurs ne sont pas exposés au froid. Ils sont montés directement devant les moteurs dans le compartiment. C’est presque comme s’ils faisaient leur propre surchauffe.

Pitt avait espéré que l’obscurité masquerait leur arrivée à la mine, mais, à cette époque de l’année en Antarctique, le soleil se couchait à peine que c’était à nouveau l’aurore. Il ne se faisait guère d’illusion. Ils ne pourraient pas entrer dans l’usine sans être détectés. Un véhicule aussi gigantesque, peint en rouge comme un camion de pompiers, on le serait à moins. Il savait qu’il allait devoir trouver une idée et il n’avait qu’une heure et demie pour ça. Bientôt, très bientôt, les bâtiments de l’usine allaient apparaître à l’horizon, au pied des montagnes.

Il commença à ressentir une lueur d’espoir, mais alors, comme si une force invisible travaillait contre lui, l’atmosphère devint lourde et épaisse comme un rideau noir. Le vent se mit à souffler depuis l’intérieur du continent avec la force d’un raz de marée. À un moment, Pitt voyait à presque cent kilomètres, le suivant, il avait l’impression de regarder les choses à travers un film d’eau, un fluide en mouvement, lumineux et éphémère. Le ciel avait disparu en un clin d’œil et le soleil s’était caché comme si le vent chargeait sur la banquise à la manière d’un monstre enragé. Le monde n’était plus qu’un drap tourbillonnant de blanc pur.

Il garda l’accélérateur cloué au plancher métallique et serra les mains sur le volant, sans le tourner, maintenant le gros véhicule en ligne droite. Ils étaient pressés et ce n’était pas l’humeur belliqueuse de Mère Nature qui allait les retarder !

Dans le brouillard, l’homme marche en rond, non parce qu’il est droitier et a tendance à aller dans cette direction, mais parce que presque tous les humains ont, sans le savoir, une jambe plus courte que l’autre d’un millimètre.

Le même facteur joua pour le Croiseur des Neiges. Aucune des roues n’était parfaitement symétrique aux autres. Si le volant était maintenu en place pour que le véhicule roule droit, il finirait par décrire graduellement un arc.

Rien n’avait de consistance. On aurait dit que le monde n’existait plus. La tempête, de la force d’un ouragan, semblait arracher leurs couleurs aux choses. La glace tourbillonnait et frappait avec tant de violence qu’elle venait bombarder le pare-brise comme autant de petits clous. Pitt se demanda si le verre de sécurité d’avant guerre résisterait à ce massacre. Il se pencha en avant lorsque le Croiseur des Neiges se heurta à une arête de glace qu’il n’avait pas vue sous le maelstrom blanc. Il serra les dents en attendant un second choc, mais rien ne vint. La glace était lisse.

Pitt pensa un instant au proverbe « un malheur n’arrive jamais seul », quand Giordino cria par le hayon du compartiment moteurs :

— Vérifie tes jauges ! Les moteurs chauffent toujours. Il n’y a pas de circulation d’air, ici, et j’ai de la vapeur qui sort par les tubes des trop-pleins de radiateurs.

Pitt regarda les jauges de température devant lui. Il avait été si attentif à faire avancer le gros véhicule sans dévier de son cap qu’il avait négligé de les surveiller. La pression d’huile était un peu basse, mais les températures d’eau avaient dépassé la zone rouge. En moins de temps qu’il n’en faudrait pour faire cuire un œuf, l’eau des radiateurs allait se mettre à bouillir et endommagerait une durit. Après ça, qui pourrait dire combien de temps les moteurs tourneraient avant que leurs pistons brûlent puis gèlent dans les cylindres. Déjà il entendait les ratés des moteurs quand la combustion se faisait trop tôt à cause de la forte chaleur.

— Enfile ton vêtement polaire, cria Pitt. Quand tu seras prêt, ouvre la porte extérieure. Le courant d’air froid devrait rafraîchir les moteurs.

— Et nous transformer en esquimaux glacés en même temps, répondit Giordino.

— Il va falloir souffrir un peu jusqu’à ce qu’ils reprennent une température normale.

Les deux hommes passèrent à nouveau leurs vêtements polaires et leurs parkas à capuche, Pitt avec un peu de mal car il n’arrêta pas la course régulière du Croiseur des Neiges dans la tempête. Quand ils furent habillés et prêts à affronter le froid, Giordino ouvrit la porte. Un chaos déchaîné se précipita dans la cabine de conduite, le vent hurlant et gémissant en frappant la porte. Pitt serra plus fort le volant et dut plisser les yeux pour voir tandis qu’un souffle glacé pénétrait avec un cri de sirène qui noya tous les sons venant des moteurs diesels.

Il n’avait pas imaginé la violence du choc que lui causerait la chute de la température de 27°C en trente secondes. Quand un humain est correctement vêtu pour le froid extrême, il peut supporter sans mal des températures de moins 50°pendant vingt à trente minutes. Mais quand la tempête la fait descendre à moins 76°, ce froid radical peut tuer en quelques minutes. Les vêtements polaires de Pitt pouvaient le protéger d’un froid normal, mais celui de la tempête vida son corps de toute chaleur.

En bas, dans le compartiment moteurs, Giordino était assis entre les deux diesels et profitait du peu de chaleur de l’échappement et des ventilateurs des radiateurs. Il était très inquiet pour Pitt, se demandant comment il pourrait survivre le temps que la température des moteurs tombe. Il n’y avait plus de communication possible. Le hurlement du vent rendait tout contact impossible.

Les quelques minutes suivantes furent les plus longues que Pitt ait jamais vécues. Jamais il n’avait eu si froid. Il avait l’impression que le vent lui passait à travers le corps comme des lames qui coupaient tout ce qu’elles rencontraient. Il fixa les aiguilles des jauges de température et les vit descendre avec une lenteur exaspérante. Les cristaux de glace s’écrasaient contre le pare-brise comme un essaim sans cesse renouvelé. Ils arrivèrent en tourbillons par la porte et couvrirent rapidement Pitt et le tableau de bord de glace blanche. Le chauffage ne pouvait lutter avec l’air froid et, à l’intérieur, le pare-brise ne tarda pas à être couvert de glace tandis que, de l’autre côté, les essuie-glace perdaient la partie et s’arrêtaient bientôt, soudés par une couche de glace qui ne cessait d’épaissir.

Incapable de voir au-delà du volant, Pitt était comme un rocher autour duquel dansait un torrent de blancheur. Il avait l’impression d’être avalé par un fantôme aux mille dents. Il serra les siennes pour les empêcher de claquer. Lutter contre des forces bien au-delà de son contrôle et réaliser qu’il pouvait être responsable de la vie de milliards d’individus n’était pas très agréable, mais cela l’aida à résister au vent hurlant et aux morsures de la glace. Ce qui lui faisait le plus peur, c’était de tomber dans une crevasse impossible à discerner avant qu’il ne soit trop tard. Il aurait été raisonnable de ralentir le Croiseur des Neiges, de rouler comme un escargot et d’envoyer Giordino en avant tester la glace. Mais en plus de risquer la vie de son ami, cela coûterait un temps précieux et le temps était justement un élément dont ils ne disposaient pas. Son pied droit engourdi ne pouvait plus bouger sur la pédale de l’accélérateur, aussi la laissa-t-il enfoncée à fond, gelée sur le sol de métal.

La course à travers ce champ de glace, traître et trompeuse, était devenue un cauchemar glacé. Mais il était impossible de faire demi-tour. Il leur fallait finir la mission ou mourir. La furie hurlante de l’orage de glace n’avait pas l’air de vouloir diminuer.

Pitt essuya enfin la couche de neige sur le tableau de bord. Les aiguilles des jauges de température commençaient à quitter la zone rouge. Mais si Giordino et lui voulaient atteindre leur destination sans nouvelle interruption, il faudrait que les aiguilles descendent encore de dix degrés au moins…

Il était un aveugle dans un monde d’aveugles. Il n’avait même plus le sens du toucher. Ses mains et ses jambes étaient engourdies, toutes sensations endormies. Son corps ne faisait plus partie de lui et refusait de répondre à ses ordres. Il lui était presque impossible de respirer. Le froid mordant lui desséchait les poumons. L’épaississement de son sang, les frissons qui traversaient sa peau, la douleur qui torturait sa chair malgré ses vêtements isolants, tout cela sapait son énergie. Il n’aurait jamais cru qu’on pouvait mourir de froid si vite. Il lui fallut un gros effort de volonté pour ne pas demander à Giordino de refermer la porte. Son amertume d’avoir échoué était aussi forte que le froid était terrible.

Pitt avait déjà plusieurs fois rencontré la Grande Faucheuse et lui avait chaque fois craché au visage. Tant qu’il respirait et qu’il était capable de penser, il avait une chance. Si seulement le vent voulait bien s’apaiser ! Il savait que les tempêtes peuvent disparaître aussi vite qu’elles naissent. Pourquoi celle-ci ne voulait-elle pas cesser ? implorait-il. Un vide horrible s’empara de lui. Sa vision s’obscurcissait au coin des yeux et ces saletés d’aiguilles n’avaient pas encore atteint la zone normale de température.

Il n’était pas homme à exister par une quelconque illusion d’espoir. Le Tout-Puissant pouvait encore l’aider, s’il en avait envie.

Pitt n’avait aucune envie d’accueillir le grand au-delà les bras ouverts. Il avait toujours cru qu’il faudrait des anges ou des démons pour l’y emmener et qu’il se battrait jusqu’au bout. Il ne savait pas si ses vertus pesaient plus que ses péchés. La seule réalité indéniable, incontestable, était qu’il n’avait pas grand-chose à dire sur le sujet et qu’il était à quelques minutes de se transformer en bloc de glace.

Si l’adversité servait à quelque chose, Pitt eût été bien en peine de dire à quoi. Quelque part au-delà de tout cela, il cessa d’être un simple mortel pour se surpasser. Il avait toujours l’esprit clair, capable de peser les risques et leurs conséquences. Il repoussa le cauchemar qui cherchait à se refermer sur lui. La souffrance et les prémonitions n’avaient plus de sens pour lui. Il refusait d’accepter une fin inévitable. Il refusa net toute idée de mort.

Pourtant, il faillit se laisser aller à l’instinct irrésistible de jeter l’éponge et d’abandonner, mais il se raidit pour tenir encore dix minutes. Il ne douta pas une seconde que Giordino et lui s’en sortiraient et à aucun moment il ne céda à la panique. Il fallait sauver les moteurs, se sauver soi-même, puis sauver le monde. Dans cet ordre-là. Il essuya le gel de ses lunettes et vit que les aiguilles des jauges tombaient rapidement et approchaient de leur température normale de fonctionnement.

— Encore vingt secondes, se dit-il.

Puis encore vingt. Qu’est-ce que c’était, déjà, cette vieille chanson de marche ? « Quatre-vingt-dix-neuf bouteilles de bière sur un mur. » Puis ce fut le soulagement et la jubilation de voir les jauges là où elles devaient être.

Il n’eut pas besoin de crier à Giordino de fermer la porte. Le petit Italien, dans le compartiment moteurs, avait senti que le moment était venu en plaçant une main au-dessus des radiateurs. Il claqua la porte sur l’affreuse violence du vent et de la glace, non sans avoir réglé les chauffages intérieurs aussi haut que possible. Puis il courut à la cabine et dégagea vivement Pitt de derrière le volant.

— Tu en as fait assez pour la cause, dit-il, inquiet de voir son ami si près de mourir d’hypothermie. Je t’aiderai à descendre dans le compartiment moteurs quand tu seras réchauffé.

— Le Croiseur des Neiges… murmura Pitt entre ses lèvres gelées. Ne le laisse pas s’écarter du chemin.

— Ne t’inquiète pas. Je peux conduire ce mastodonte aussi bien que toi.

Après avoir installé Pitt par terre entre les gros diesels où il pourrait se réchauffer, Giordino retourna dans la cabine glaciale, s’assit derrière le volant et engagea la première. En soixante secondes, il menait le grand véhicule dans la tempête à 38 kilomètres/heure.

Le grondement régulier des diesels qui fonctionnaient à nouveau sans à-coups était une musique délicieuse aux oreilles de Pitt, le symbole de l’espoir recouvré. Jamais de toute sa vie, il ne s’était senti aussi bien, avec la chaleur qui émanait des moteurs et que son corps à demi congelé absorbait. Son sang, plus fluide, recommençait à circuler et il s’offrit le luxe de se détendre tout simplement pendant une demi-heure, tandis que Giordino tenait le volant.

De façon presque malsaine, il commença à se demander si les Forces Spéciales avaient déjà atterri. Ou étaient-elles perdues et mortes de froid dans le même traître blizzard ?

Atlantide
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